jeudi 24 février 2011

Le Doublé du Docteur


C’était l’avant- veille de Noël, le ciel était bas, on ne savait s’il devait neiger ou pleuvoir ; dans les rues du village, personne n’osait braver le froid humide qui vous transperce et vous colle à la peau. Seuls vrais signes de vie, des filets de fumée montaient des cheminées et se mêlaient à la grisaille ambiante de cette matinée.

Depuis lundi dernier, le Père Jean Louis était cloué au lit. Condamné à rester entre les draps, il ne cessait de gémir, une douleur lancinante lui torturait tout le côté droit ; Sa vésicule lui jouait encore des tours. Lui qui était toujours prêt à blaguer après un bon repas, se retrouvait à la diète depuis deux jours. Il ne pouvait rien avaler, toute idée de nourriture lui donnait la nausée.


Il pestait contre le mauvais sort qui s’acharnait sur lui à quelques jours de Noël, mais il ne pouvait que se résigner, Yvonne son épouse, inquiète aussi de le voir torturé par la douleur, avait réussi à le décider à appeler le médecin.


Cela n’avait pas été simple ; ses origines paysannes faisaient qu’il se méfiait naturellement des médecins. « Tous les mêmes » pensait-il, le malade est leur gagne-pain et à la campagne, le mal ça part comme c’est venu. Mais là ; rien à faire, il avait fallu s’y résoudre.


Yvonne tout en surveillant son mari du coin de l’œil, s’affairait à dépoussiérer le moindre recoin et lui, ne cessait de grogner contre son épouse qui virevoltait autours du lit comme une abeille.


-« Vas-tu arrêter de tourner comme çà ? Tu me donnes le tournis, je vais avoir envie de vomir ! »


Le père Jean Louis, que tout le monde connaissait pour sa gentillesse, pouvait devenir parfaitement injuste dès qu’il souffrait. Sa mauvaise foi n’avait alors aucune limite, mais Yvonne ne s’en laissait pas compter ;
-« C’est tout de même pas d’épousseter qui te donne mal au cœur ! » lui lança-t-elle au rebond.
Un soupir de désapprobation seul, lui répondit ; suivi d’un râle de douleur.
Sûre de son avantage elle enchaîna : « Je suis certaine que c’est le lièvre de dimanche dernier qui t’est resté sur l’estomac, tu t’en es mis comme un beau goinfre que tu es, à te faire sauter la sous-ventrière, et maintenant Monsieur, tu dégustes ! »
« Fous-moi la paix c’est plutôt ta pâtisserie ! », renchérit-t-il, avec un soupir de désapprobation.


Et Yvonne de poursuivre : « Et voilà, çà y est, je l’attendais celle-là, j’en étais sûre, C’est de ma faute s’il est malade, on aura tout vu, Monsieur ne veut que des petits plats mijotés, des viandes faisandées, des sauces, du bon vin, des gâteaux maison, du pousse-café sans parler du reste, et c’est moi qui trinque maintenant, tu ne crois pas que tu abuses ? »
-«Ce n’est sûrement pas un petit calva qui m’a fait cela ! »
En effet, aux yeux du père Jean, les produits naturels ne pouvaient en aucune manière faire de mal, et le calvados, attention ! Pas n’importe lequel ; le bon calva, était plutôt un… pas un médicament mais à coup sûr un excellent fortifiant d’ailleurs quand il avait la grippe…
Dans la cour, Titi le fox à poil dur s’affolait au bout de sa chaîne. La voix rauque et cassée de la vieille beagle lui répondit.
« C’est le Docteur Delarue, tâches au moins d’être aimable !
Le père Jean et le Docteur Delarue se connaissaient bien et de vieille date, ils avaient parfois chassé ensemble dans la région et participé à quelques parties de furet en fin de saison, juste avant la fermeture.
L’escalier résonna du pas lent du docteur, la porte s’ouvrit, il connaissait les habitudes des gens de la région, il savait ne pas inquiéter ses patients.
Le docteur entra, imperceptiblement le Père Jean se recroquevilla sous les draps. C’était le moment de vérité.
« -Je ne vous demande pas si cela va ; Je ne serais pas là et vous non plus, entama-t-il en guise de préambule.
Après un examen approfondi, il fallut bien se rendre à l’évidence, c’était bien la vésicule biliaire et le déséquilibre avait probablement créé des calculs qui se manifestaient par un ensemble de symptômes douloureux aigus ; la crise de colique hépatique :
Devant le diagnostic évident, le Père Jean ressentit une douleur atroce du côté du foie qui irradiait jusqu’à l’épaule et au cou ;
« -Vous salivez énormément et vous avez envie de vomir, je suppose ? » Jean opina.
« Vous avez pris votre température ? » demanda le docteur en lui touchant le front.
Il fallait l'avouer, l’idée ne l’avait même pas effleuré .
« Rassurez-vous enchaîna le docteur, je ne pense pas que vous en ayez mais il faudra surveiller cela. »
Le Père Jean acquiesça, le Docteur Delarue commença alors à expliquer que cela pouvait être dû à une contrariété profonde ou bien à une émotion ; « C’est sans doute cela … intervint Yvonne .;et la tête lourde et la mauvaise haleine aussi et la somnolence après les repas aussi … »
« Il va falloir faire des radios » intervint le docteur pour faire cesser le règlement de compte familial ; … mais pour cela Il va falloir aller à l’hôpital. »
« -Moi à l’hôpital ! Ca va pas ? Vous me voyez à l’hôpital »
« Il est bien trop insupportable pour cela ajouta Yvonne.
Le Père Jean lui lança un regard meurtrier.
« -Je ne vois pourtant pas d’autre solution Il faut faire les examens nécessaires, mais surtout suivre un régime sévère ; ni graisses ni … »
On n’entendit pas la fin de la phrase du docteur, tant les chiens s’étaient mis à aboyer.
«-Qu’est ce qu'ils ont donc ces deux là ? ils sont comme leur maître toujours en train de japper. »
Yvonne se dirigea pourtant vers la fenêtre mais ne put voir qui c’était ; On frappait déjà à la porte d’entrée.
« - Oui, oui … J’arrive ! » Auguste, le garde se tenait dans l’entrée, énervé comme rarement.
« L’père Jean est-t-y là ? » lança-t-il sans le moindre bonjour.
« -Il est au lit, il n’arrête pas de plaindre et geindre »
« J’voudrais le voir »
Sans plus demander la permission Auguste s’était élancé dans l’escalier ciré, montant quatre à quatre les marches avec ses bottes crottées ; Derrière, l’épouse du Père Jean ne pouvait que constater les dégâts.


Auguste s’arrêta court lorsqu’il vit le docteur au chevet d’un Père Jean jaunâtre et tout défiguré ;
«- Qu’est ce qui vous arrive, l’Père Jean ? "
« - Il y a que cela ne va pas fort. Le docteur parle de m’envoyer à l’hôpital… pour des examens… »
« Mais… il y a des cochons d’arrivés dans l’bois ! ! ! Au moins quatre une laie et trois ou quatre ragots d’au moins soixante-quinze à quatre-vingts kilos chacun. »
« Des cochons dans le bois ? depuis quand, ? » demanda t il en se redressant sur son séant ;
« -J’crois bien qu’ils sont arrivés cette nuit, j’ai fait l’pied ce matin et les traces étaient toutes fraîches…. Ils doivent venir du bois de Saint Sauveur »


Le Père Jean savait ce que cela voulait dire ; on ne sait jamais ce qui peut se passer dans la tête des sangliers mais les bêtes allaient sûrement repartir au petit matin, si on voulait les débucher il ne fallait pas perdre de temps
« Tu m’attends, j’arrive…Il faut à tout prix y aller… » lança t il en s’extrayant des draps.
A ces mots le docteur s’interposa.
« Vous êtes fou, vous ne vous rendez pas compte de l’état où vous êtes ! »
Le Père Jean était debout, en caleçons longs, son mètre quatre vingts et ses cent dix kilos avaient repris vie subitement, un sourire effleurait même ses lèvres.
« -Yvonne, mon pantalon,, ma veste, mes bottes, je pars tout de suite..
Docteur si vous avez peur pour ma santé venez avec moi, j’ai le fusil de mon fils Gilbert, ses bottes aussi sont restées là, les jeunes ça oublie tout ! »
« -Auguste, tu pars devant, tu prépares les chiens, on te rejoint »
Il s’apprêta en un rien de temps, le docteur ne savait que faire ni que dire, il accepta sans un mot ; « Et bien que fais-tu ? Donne la veste de Gilbert au docteur, il ne va pas venir en imperméable. »


Le docteur troqua ses escarpins contre de solides Beaudou noires, enfila un cuissard et la veste du fils.


Jean était déjà prêt Il sortit d’un placard les deux "Robust" et les posa sur la table de, la cuisine. Il ouvrit le buffet et sortit les cartouches, du gros grain, mais aussi des balles, depuis quelque temps il préférait les balles qu’il trouvait moins dangereuses mais il fallait mettre dedans
Yvonne était interloquée. Elle ne put que dire :
« - Fais attention ! »


Il était environ onze heures lorsque le père Jean, après avoir


fait grimper les deux chiennes dans le coffre de la Juva 4, s’installa auprès du docteur Delarue.


« -On va couper par Anfreville, cela fait un peu plus court, et cela nous mettra au bas du bois de Rauville, on laissera les deux chiennes à Auguste qui va se trouver là-bas et ensuite nous n’aurons plus qu’à aller nous poster en bas à la lisière. Il donnera un coup de trompe pour nous signaler quand il démarrera. »


Ils n’échangèrent plus le moindre mot pendant les vingt minutes du trajet, à quoi pensaient-ils ? , Nul ne saurait le dire. Ils semblaient déjà à l’affût, attentifs au moindre bruit.


Auguste les attendait à l’endroit convenu, il tenait en laisse les quatre courants ; des dégénérés de griffons vendéens au poil dur, forts en gueule, capables de débusquer n’importe quel cochon et qui avaient hâte d’en découdre Ils pouvaient tout aussi bien mener le lièvre, le renard ou le chevreuil mais leur gibier favori était le sanglier Ce gibier les mettait hors d’eux, les surexcitait : au ton des abois on savait quel était le gibier mis sur pied.


Le Père Jean sortit les deux chiennes du coffre en les tenant par leur collier et les confia à Auguste.


Auguste était en quelque sorte le garde privé de la chasse, comme l’avaient été avant lui son père et son grand-père ; Il n’aurait laissé à personne le soin de faire le pied ou de mener la traque ; Il semblait frêle mais ce n’était qu’en apparence, son visage buriné par le temps était barré d’une moustache raide et drue qui lui donnait l’aspect d’un véritable homme des bois ;


Sans un mot il s’éloigna avec la meute, suivit le sentier puis s’enfonça dans le bois.


Le docteur et le Père Jean se mirent à descendre le vallon à contre vent, ils savaient qu’il leur fallait au moins un quart d’heure pour rejoindre la bordure des prés ; Arrivés sur place ils se postèrent à cinquante pas l’un de l’autre






La trompe du garde sonna le début de la traque quelques cinq minutes plus tard les premiers abois retentirent, C’était Saura la beagle qui menait ; Les cochons étaient bien là, le Père Jean vérifia une énième fois son arme, il avait mis de la chevrotine, une neuf grains à gauche et une brennett à droite, il se rappela les conseils, cent fois prodigués « Mettez bas devant pour l’atteindre derrière l’oreille ou au défaut de l’épaule » ; Les abois se rapprochaient Il pouvait apercevoir le docteur, l’oreille tendue comme lui, les yeux fouillant les fourrés.


La trompe du garde sonna trois fois, Auguste avait vu les bêtes ; elles étaient levées et se dérobaient devant les chiens. Le Père Jean savait que maintenant seul le bruit d’une brindille cassée signalerait leur passage.


Le docteur souleva son 16 doucement une détonation retentit puis une autre, le Père Jean avait levé son arme instinctivement un bruit énorme de branches cassées le fit se retourner. « C’en est un », pensa t il, « le docteur l’a raté »
Le cochon hésita puis força la ligne, Jean était prêt il jeta son coup de fusil trop bas, la balle qui suivit fit mouche, le cochon fit le gros dos et se détendit pour repartir mais resta sur place.


Le silence fit suite au vacarme des coups de feu, plus rien, Saura apparut, déchirée par les ronciers et s’approcha de la bête désormais inerte ; le Père Jean se dirigea vers elle et la caressa, Titi, le fox suivait avec le reste de la meute La chasse semblait terminée.


Il savourait en lui son coup de fusil, à une vingtaine de mètres apparut le docteur, le fusil à l’épaule.


« -Alors, docteur, heureusement que j’étais là pour récupérer votre cochon sinon il courrait encore ! » lui lança t il avec une pointe de moquerie dans le ton ; Le docteur ne répondit pas tant il avait le souffle coupé ; « l’émotion » pensa Le Père Jean.


« Venez voir » articula le docteur, « je n’avais que deux balles… »
Le père Jean le suivit, un sourire ironique aux lèvres, ce sourire soudain se figea, à vingt mètres de là, sur la gauche, deux cochons étaient étendus à quelques pas l’un de l’autre, « Je n’avais que deux cartouches » répétait le docteur, « que deux cartouches ».


Le Père Jean éclata de rire, en effet, il n’avait pas pensé à donner d’autres munitions à son compagnon de chasse ; Son rire était franc, ce rire l’avait quitté depuis le début de la semaine, il l’avait retrouvé.


« -Heureusement, sinon vous auriez tout tué ! » adressa t il au docteur en guise de compliment.


Auguste les rejoignit, il alla se pencher sur chaque bête, jugeant en expert l’impact des coups. « C’est du bon boulot conclut-il, mais ce n’est pas l’tout, faut tout préparer maintenant, il sortit sa dague de son fourreau et mit le premier sanglier sur le dos, d’un geste précis il trancha la peau du ventre sans enfoncer la lame pour ne pas crever l’intestin,, il enleva les testicules et le pénis et lança à la régalade aux chiens en un rien de temps l’animal fut préparé, vidé de son sang, chargé dans la camionnette, les deux autres subirent le même sort, il valait mieux faire cela sur place pour que la venaison se conserve mieux, de plus c’était la récompense des chiens Comme l’une des bête portait déjà une sérieuse paire de défenses le docteur songea à faire préparer le trophée, « Les deux, s’insurgea le Père Jean Ce n’est pas tous les jours que l’on fait un doublé de sangliers »


Les trois bêtes étaient maintenant chargées dans la camionnette, elle traînait presque par terre, les chiens suivaient, ils allaient devoir rentrer à pied le Père Jean lui aussi fit la route à pied, humant avec gourmandise l’odeur des glandées sous les chênes qui bordaient le sentier.


Ils se rendirent à la garderie, Clémence, l’épouse d’Auguste les attendait à la barrière de la maisonnette. Elle avait entendu les coups de feu là haut et savait que les chasseurs ne tarderaient pas ; Il était prés de cinq heures et personne ne s’en était rendu compte . Les chiens regagnèrent leur chenil repus et fourbus.
Dans la salle aux rouis bas, l’âtre flamboyait, sur la table de ferme en chêne massif, les couverts étaient mis.


« - Vous allez bien manger un morceau ? »dit-elle en tirant la bancelle pour inviter le docteur à s’asseoir.


Le pommeau était ouvert, le cidre était tiré.


« -Auguste m’a dit d’aller chercher de la viande au bourg, on va faire des grillades cela va requinquer tout le monde ? » ajouta t elle. Le Père Jean ne dit mot, il sortit son opinel, l’ouvrit d’un coup sec sur le bord de la table et se trancha une large rondelle d’andouille Puis il la passa sans plus de manières au docteur qui l’imita.


Un bien-être intense pénétrait le Père Jean. Il se tailla une tranche du pain de six livres et la recouvrit de beurre.


« Ne vous faîtes pas de bile ! lança t il au médecin avec un grand éclat de rire. Le docteur l’avait compris, et comme le bonheur est contagieux …


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