H
ommes politiques, journalistes, intellectuels et simples électeurs semblent de plus en plus parler d’une seule voix pour dénoncer le « creusement des inégalités », en appeler à la « réduction des inégalités », alerter sur la nécessité de « partager les richesses », et pester contre « l’indécence » des très hautes rémunérations tandis que sévit « l’exclusion »
- Pour en finir avec quelques poncifs sur l'égalité (les dangers de l'égalitarisme en matière culturelle, économique et politique)
. Egalité devient de plus en plus synonyme de justice. La « justice sociale » n’est plus rien d’autre que le droit à l’égalité en matière économique et sociale. Qui ferait campagne aujourd’hui sur un autre programme que celui d’une réduction des inégalités ? Qui pourrait séduire un électorat sans faire de l’égalité une « priorité » ? On peut douter que tous les politiques se donnent les moyens d’une telle fin, mais il faut reconnaître l’omniprésence de ce thème dans les discours en tant que tels, de d’extrême gauche à l’extrême droite. Même les valeurs traditionnelles de la droite – la « responsabilité », le « travail », la « sécurité », et même la « nation », la « patrie », « la tradition », etc. – ne font recette que si elles sont savamment associées à la question de l’égalité. Les traitements inégaux de certaines catégories de populations, les discriminations positives ou négatives, ne touchent l’électorat que s’il y voit un moyen de restaurer ou d’instaurer l’égalité. Mondialistes, alter-mondialistes, européistes, nationalistes : tous sont sommés de montrer que leur doctrine est au service de l’égalité s’ils veulent avoir une chance d’intéresser les gens.
L’égalisation des conditions et le sentiment d’inégalité
2Est-ce parce que notre société est de plus en plus inégalitaire que nous sommes si friands d’égalité ? Ou au contraire parce qu’elle est devenue tellement égalitaire que toute supériorité s’avère intolérable ? Quand les supériorités aristocratiques et bourgeoises semblaient intangibles et fondées dans la nature des choses, les classes populaires, même en révolte, admettaient le principe de cet ordre. Depuis deux siècles, le vent de l’histoire a progressivement délégitimé les hiérarchies traditionnelles. Aujourd’hui, toute supériorité est suspectée d’usurpation. Chacun peut se dire au fond de lui-même : « Pourquoi pas moi ? ». Les nantis qui sont au pouvoir, les gros salaires, les élites en général, sont potentiellement chacun d’entre nous. C’est pourquoi chacun peut trouver injuste de ne pas se trouver à ces postes. Même les « stars » ne sont plus absolument transcendantes : on ne compte plus les émissions télévisuelles et les procédures permettant à l’homme moyen d’avoir une part de la lumière et d’accéder à la notoriété. Nous nous orientons vers une société paradoxale où tout le monde pourrait revendiquer le droit d’être « connu ». A défaut, chacun peut toujours faire étalage de son unicité sur son « blog » personnel, et se trouver au centre d’un réseau d’« amis » sur sa « page facebook ». Être au centre de quelque chose et voir sa singularité reconnue rend supportable de ne pas être en haut de l’affiche. En revanche, le revenu moyen des gens ne suffit pas à les consoler de ne pas jouir de l’aisance des fortunés. Et comme ceux-ci ont perdu leur prestige et leur sacralité, on voit plus volontiers dans leur fortune le résultat d’un vol. D’où l’idée de rétablir la « justice » par l’égalisation des conditions.
3Si ces analyses sont justes, ce n’est pas d’abord l’inégalité qui provoque le sentiment d’inégalité, mais au contraire l’égalité qui, s’imposant comme une norme juste dans une société démocratisée, se voit néanmoins violée ici ou là. Comme l’analysait Tocqueville, plus l’égalité s’installe dans les mentalités, moins l’on peut tolérer la petite différence qui nie la règle générale. Est-ce à dire que notre société soit tout à fait égalitaire et que l’exigence d’égalité soit illégitime ? Certes non. Après deux siècles d’une réduction tendancielle des inégalités, on observe depuis vingt ans leur recrudescence en France, sous le double effet de l’arrivée de migrants pauvres et de la constitution d’une petite élite économique mondialisée. L’explosion des valeurs immobilières et l’apparition de très hautes rémunérations – notamment dans le domaine de la finance – nourrissent ce phénomène, qui reste limité si l’on regarde de près les données disponibles. Mais, marginale ou pas, la réapparition objective de l’inégalité (sous l’effet des flux de personnes, de biens et de capitaux), ne peut qu’irriter la sensibilité des citoyens vivant dans une société d’égaux, où l’inégalité est de plus en plus mal acceptée.
Histoire des civilisations et exigence d’égalité
4Les thèses qui sont défendues dans cet article s’inscrivent dans un corps théorique plus large, qui est celui de la philosophie de l’histoire. Cette philosophie est elle-même nourrie par des considérations historiques positives sur l’évolution des civilisations, sur la façon dont une civilisation naît, croît, atteint son apogée, décline puis disparaît. Bien entendu, il n’est pas question de tout expliciter dans les limites d’un simple article, mais essayons tout de même de dessiner à gros traits quelques idées simples. Une société, pour se développer économiquement et culturellement, doit d’abord augmenter la productivité du secteur primaire, de façon à libérer des travailleurs pour l’industrie (industrie au sens large : l’artisanat est une forme d’industrie). Un exode rural va ainsi de pair avec l’industrialisation de l’économie, c’est-à-dire avec la multiplication des métiers, la spécialisation et la division du travail. La population rurale, traditionnaliste, religieuse, encadrée par des liens très forts de solidarité familiale, communautaire ou villageoise, se retrouve dans les faubourgs des grandes villes, déracinée, isolée, occupée à des tâches dont le sens est toujours plus abstrait (plus la société se complexifie, plus la division du travail est importante, plus le travailleur peut se sentir dépossédé du sens de son activité – la lecture de Marx et Durkheim permet de comprendre ces phénomènes). La famille ne disparaît pas (elle se retreint petit à petit à son noyau essentiel), et de nouvelles solidarités se constituent (notamment professionnelles). Néanmoins, les besoins matériels et psychologiques de la population urbaine croissante ne sont pas satisfaits. La vie civile – qui n’a rien d’épanouissant pour des hommes vivant depuis des millénaires dans les campagnes – n’est supportable que sous certaines conditions relatives à l’urbanisme, au niveau de vie, au confort, à la santé, à la satisfaction des besoins affectifs et spirituels. La croissance économique et le développement des administrations d’État rendent possible ce système de compensation, et même de surcompensation.
5Devenue force sociale, la population urbaine devient aussi force politique. Non pas une force « réactionnaire », mais « progressiste ». En effet, en quittant la terre et la vie des champs, elle a aussi quitté l’attachement aux traditions et aux croyances d’antan ; le monde ancien et ses valeurs sont de plus en plus supplantés par les attraits du monde futur et les promesses de “la modernité”. Dans toutes les civilisations, antiques ou modernes, la population conservatrice des campagnes a laissé place à une force sociale urbaine favorable au changement et aux réformes. Le rapport de force social faisant aussi le rapport de force politique, les travailleurs acquièrent de plus en plus de droits, et prennent de plus en plus part au pouvoir. Les conditions s’égalisent et l’État se démocratise.
6Tant que l’enrichissement des classes inférieures et le grossissement de l’État sont corrélés à la croissance de la richesse nationale (du PIB, si l’on veut), tout va pour le mieux. Grâce à une production et une productivité croissante, les citoyens voient leur niveau de vie s’améliorer, et les administrations sont toujours plus présentes dans la vie civile – ce mécanisme est précisé dans la Partie II. Le progrès économique, et le « progrès social » qu’il rend possible, deviennent une habitude, et tout le monde finit par les trouver naturels. C’est un peu comme si l’amélioration du pouvoir d’achat devenait une sorte de dû, de droit. On oublie qu’elle n’a de sens que par rapport à une production de richesse croissante. Si celle-ci baisse, toutes choses égales par ailleurs, le revenu total d’une population ne peut croître en même temps (en valeur réelle). Cela ne va pas sans provoquer des mécontentements, auxquels les responsables politiques répondent souvent très mal.
7Que se passe-t-il si, pour une raison ou pour une autre (aléas climatiques et écologiques, conflit armé, déficit commercial prolongé, émigration ou immigration défavorable, vieillissement de la population, ou simple laxisme budgétaire) la production nationale de richesses cesse d’être corrélée à la dépense publique ? Quand un animal dépense plus d’énergie qu’il n’en ingère, il puise dans ses réserves de graisse. Affaibli par cette opération, si elle se prolonge, il diminue en même temps ses chances d’une chasse fructueuse, qui lui permettrait de reconstituer ces mêmes réserves. Quand il n’a plus d’énergie disponible, il meurt. La même chose se produit dans l’histoire des civilisations : l’État qui voit ses recettes diminuer parce que ses ressortissants produisent moins de richesse, et donc paient moins d’impôt, peut toujours augmenter le taux d’imposition pour compenser. Si tout se passe à merveille, « la croissance repart », et le budget se rééquilibre. Mais si la production de richesse continue de baisser, il faudra augmenter toujours plus le taux d’imposition, jusqu’à ce que l’impôt ne rapporte plus rien du tout, puisque les créateurs de richesse (employés, inventeurs, entrepreneurs, investisseurs), qui se voient confisquer le produit de leur travail, cesseront de travailler.
8Voyons quelles autres solutions se présentent à l’État qui voit son budget se déséquilibrer. Il pourrait diminuer ses dépenses en proportion, comme un animal qui, craignant de manquer de calories, s’investirait moins dans des dépenses énergétiques inessentielles. S’il le faut et s’il le peut, l’animal entre en hibernation jusqu’à ce que les beaux jours reviennent : mieux vaut vivre en état de veille que mourir. Mais l’État, lui, ne peut procéder ainsi, sauf ponctuellement et insuffisamment. En effet, la société urbaine, dont nous avons rapidement décrit les besoins, ne peut plus se passer des services de l’État ni des produits de consommation auxquels elle s’est habituée [1] . Le citadin, ne produisant pas lui-même de quoi se nourrir, est devenu dépendant des ruraux. Il les paye avec les produits de son propre travail. S’il est durablement au chômage, l’idéal serait qu’il retrouve une certaine autonomie en se faisait producteur agricole. Mais les hommes n’ont pas cette souplesse. L’ouvrier ou l’employé des villes ne retournera pas travailler dans les champs : il n’en a pas la compétence ; il s’est habitué à la ville et aux compensations coûteuses (mais nécessaires) de ce mode d’existence. Si l’État n’assure plus ces compensations, c’est le mécontentement, la révolte, la crise sociale et politique, en plus de la crise économique.
9Une révolution politique ne changerait les données du problème qu’à condition de reproportionner les dépenses d’État à la richesse réellement produite, bien entendu. Mais généralement, l’enchaînement des révoltes et des révolutions ne permet pas de faire redémarrer l’économie, pas plus que ne le permet l’émission monétaire ou le surendettement. La seule issue, c’est la colonisation et/ou l’impérialisme (par la conquête, par les pressions diplomatiques, économiques ou financières). Tous les grands États ayant besoin de ressources nouvelles sans pouvoir les produire eux-mêmes y ont eu recours : Athènes, Rome, l’Europe et les États-Unis, pour ne citer que les exemples les plus frappants. La démocratie, quand elle ne peut plus se financer en interne, doit trouver des richesses à l’extérieur, en sous-traitant la production de biens et services. Cette solution n’est jamais durable, car tout empire finit par s’effondrer, ne pouvant assimiler les populations qu’il exploite.
10Quel rapport tout cela a-t-il avec l’égalité ? Celui-ci : les citoyens d’une société avancée, aux institutions républicaines et démocratiques, refusent de voir leur niveau de vie baisser, quelle que soit la situation économique du pays. « Les riches paieront » est le seul slogan audible pour la majorité – celle qui fait le jeu politique en démocratie. L’idée qu’imposer les fortunés ne constitue pas en soi un moyen de produire de la richesse ne vient pas à l’esprit. Bien sûr, n’importe quel État pourrait vivre grassement pendant quelques années s’il raflait d’un coup toute la richesse des riches. Mais il lui faudrait ensuite trouver le moyen de produire de la richesse pour continuer à consommer. Multiplier les pièces de mauvais aloi ou imprimer des billets de banque ne résoudrait évidemment pas les problèmes. Créer de la monnaie sans corrélation avec la croissance économique réelle a pourtant été le subterfuge auquel ont eu recours toutes les républiques à la peine, de l’Antiquité jusqu’aux États-Unis aujourd’hui. Cela ne fait qu’aggraver les choses, précipiter l’inflation [2] et le déclin. L’impossibilité pour un État démocratique de procéder aux ajustements budgétaires nécessaires est l’une des causes principales du déclin. Les réformes sont impossibles parce qu’elles sont rejetées par “le peuple”, qui ne trouve aucune raison valable de voir ses conditions de vie se dégrader sans garantie que ce sacrifice sera justement récompensé. Or aucun État ne peut garantir la croissance, car elle ne se décrète pas – sauf si l’État en question nationalise les entreprises et force des travailleurs à y produire des biens et services dans la quantité voulue en contrepartie d’un salaire imposé. Le travail forcé et le totalitarisme sont les seuls moyens pour un État de garantir une augmentation de la production. L’histoire montre que cette méthode n’est pas rare. Mais elle se révèle peu efficace à moyen et long terme, et dans une société où la démocratie et la liberté individuelle sont solidement implantées, les États hésitent à y recourir.
11Ni baisse des dépenses, ni travail forcé : les démocraties ne peuvent que demander un effort croissant aux contribuables, lesquels tentent de fuir l’impôt à mesure qu’il se fait plus confiscatoire. Comme nous l’avons remarqué en commençant, chacun se compare avec son voisin et trouve, de plus en plus, toute hiérarchie abusive et injuste. L’aisance des uns apparaît aux autres comme une spoliation, tandis que toutes les personnes modestes deviennent des « victimes ». Elles sont en effet victimes d’une situation de crise qui augmente leur dépendance et baisse leur niveau de vie. Comme il est plus commode d’inventer des coupables ayant agi intentionnellement, tous ceux qui sont moins affectés par la crise font de parfaits bouc-émissaires. Plutôt que d’adapter les dépenses de l’État à la situation économique, on préfère taxer les plus aisés, sans distinguer en leur sein les rentiers des inventeurs, ingénieurs, entrepreneurs ou investisseurs. Non seulement ces taxes ne créent pas de la richesse, mais elles en découragent la création. Face à cette situation, les hommes politiques des régimes démocratiques et égalitaires sont soit impuissants, soit incompétents, soit machiavéliques et soucieux de leur popularité – le plus souvent les trois à la fois. Les problèmes ne font que s’accroître.
12Le processus de démocratisation et d’égalisation des conditions accompagne sans problème une économie fleurissante, comme celle de la première moitié du v e siècle av. J.-C. à Athènes, du début du ii esiècle av. J.-C. à Rome, ou celle des Trente glorieuses dans l’Occident moderne. Dès lors que la croissance ne soutient plus le rythme des « progrès sociaux », la tendance séculaire à l’égalisation ne peut se maintenir que par des subterfuges voués à l’échec : impérialisme, “planche à billet”, endettement. Toute baisse du niveau de vie est ressentie comme une profonde injustice, puisque le sentiment de justice s’est formé sur plusieurs générations à l’aune de la croissance et de l’égalisation des conditions. Les mentalités ont une inertie propre, et ne s’adaptent pas aux fluctuations de l’économie. Un État autoritaire pourrait à la rigueur faire fi du sentiment d’injustice, et imposer des réformes pour équilibrer les comptes publics. Mais une démocratie ne dispose pas de ces moyens. Elle ne peut compter que sur le niveau d’instruction des citoyens et le niveau de probité des élites. Malheureusement, ni l’un ni l’autre ne suffit à surmonter les difficultés. Les slogans exigeant la « justice » et décriant l’« injustice » sont plus forts, plus rassembleurs, plus propres à électriser les foules que tous les raisonnements imaginables. La justice a fini par s’identifier à l’exigence d’égalité et au rejet des inégalités. Mais l’égalité des revenus et des patrimoines n’est pas créatrice de richesse par elle-même, pas plus que « redistribuer » n’est synonyme de produire. Tandis que l’économie est à la peine, les coûts des assurances chômage et des services de compensation, de secours ou d’assistance ne font qu’augmenter (misthos athénien, lois frumentaires romaines, revenu minimum d’insertion, etc.). La fin du processus est connue : État en faillite, explosion des inégalités, guerre civile, disparition de la République, despotisme, invasion, effondrement civilisationnel. Faute de pouvoir s’adapter, il faut se résoudre à mourir [3] .
13Ces brèves indications permettent d’entrevoir le rapport qui existe, dans les civilisations dont le développement n’a pas été entravé par un événement exogène, entre exode rural, constitution d’une nouvelle catégorie sociale réclamant des droits et des protections, étatisation de la vie civile, démocratisation politico-sociale, sentiment de justice et d’injustice, rigidités institutionnelles, inadaptation aux situations nouvelles, réaction despotique, déclin, retour à la terre jusqu’au prochaincycle civilisationnel. Le mouvement d’égalisation des conditions marque un progrès formidable dans l’histoire d’une civilisation, jusqu’à ce point d’inflexion qui transforme le « progressisme » en fuite en avant funeste. La conséquence ultime de l’égalitarisme est la résurgence d’inégalités archaïques, du fait du déclin des institutions républicaines qui garantissaient un certain niveau d’égalité.
La vision-du-monde égalitariste et la perspective d’une fin du monde
14Dans quelle phase du cycle civilisationnel nous situons-nous aujourd’hui ? Un bon moyen de répondre consiste à évaluer le degré d’inégalité qui paraît supportable dans l’opinion publique, et le degré d’égalité considéré comme juste. Le thermomètre qui mesure le niveau de la sensibilité égalitaire – appelons-le l’égalitomètre – révèle que nous sommes assez avancés dans le processus de fragilisation socio-économico-culturel. L’égalité fait en effet l’objet d’une certaine idolâtrie, et apparaît souvent sous les traits d’un Dieu tutélaire auquel des adeptes sacrifient toutes les autres idées concurrentes (équité, justice, liberté, responsabilité, efficacité, etc.). Comme ce Dieu est tout-puissant, il est censé résoudre tous les malheurs dont souffrent nos sociétés modernes postindustrielles. L’égalitarisme dominant fait de l’égalité une valeur générale et un traitement recommandable pour toutes les maladies du corps social.
15Cette idéologie dépasse largement le cadre de la question économique : comme les « exclus » ne sont pas seulement économiquement marginalisés, mais le sont aussi culturellement, les revendications égalitaristes s’étendent à tous les aspects de la culture et des mœurs. Toutes les cultures, les civilisations, les religions, et les pratiques sont censés être égales en dignité et en valeur. La « tolérance » et la « fraternité » sont les mots magiques qui servent de force d’appoint au Dieu Egalité, s’il est besoin. L’égalité relève de tout un univers intellectuel, affectif et religieux : c’est une vision-du-monde, un état d’esprit, une disposition psychique, un schème comportemental, une espérance, un idéal, une croyance, une foi, un rapport au monde et aux autres qui réclamerait une étude de psychologie sociale à part entière [4] .
16Nos recherches sur les conséquences de l’idéologie égalitariste nous inspirent une vive inquiétude quant aux perspectives d’avenir de notre civilisation. Nous ressentons la situation un peu à la façon d’un astronome qui verrait dans son télescope une météorite géante s’avançant vers la Terre. Il refait ses calculs cent fois, se dit qu’il a dû se tromper, que ses collègues, qui ont la force du nombre, ont raison contre lui. Mais non, le résultat est toujours le même : la fin des temps… du nôtre, du moins. Il se pourrait bien en effet que l’égalitarisme soit mortifère (culturellement, économiquement, politiquement – ce sont là nos trois Parties). Si nos analyses sont exactes, le nihilisme, la misère, le despotisme puis le néoféodalisme, sont les conséquences, à terme, du mouvement égalitariste qui nous conduit. A quelques différences près liées aux caractères de l’époque et aux forces en présence, notre destin est celui de Rome. Notre futur est écrit dans le passé, si l’on veut bien se donner la peine de lire. L’histoire ne se répète jamais exactement, mais elle obéit à des lois qu’il est difficile d’infléchir. Seuls la volonté, l’énergie, l’engagement et la ténacité pourraient nous sauver de ce triste sort. C’est dans l’espoir que nous pouvons encore faire quelque chose de ce que les lois de l’histoire et de la sociologie font de nous (pour parodier une belle formule Sartre) que nous avons écrit cet article.
17Nous espérons nous tromper, malgré les calculs maintes fois vérifiés. Sans compter qu’il est plus agréable et plus favorable d’être d’accord avec ses collègues que de défendre un point de vue minoritaire [5] . Mais, une fois n’est pas coutume, il ne faut pas compter sur la majorité égalitariste pour défendre la minorité qui perçoit les dangers de cette idéologie. Cette minorité sera plutôt sévèrement sanctionnée par une réaction conformiste et conservatrice, au nom du « progressisme » et contre le « conservatisme », bien entendu… Quant à ceux qui défendent l’inégalité et la hiérarchie parce que leurs intérêts propres le commandent, nous n’avons rien à voir avec eux, et ce ne sont nullement des alliés. Nous combattons l’égalitarisme, mais nous ne défendons certainement pas l’inégalité – notion tout aussi creuse que son antonyme. Ce qui nous intéresse et nous motive, c’est uniquement la justice et le bien commun. Paradoxalement, il nous semble qu’il n’y a rien de moins commun que la défense éclairée du bien commun ; les uns faisant le mal en croyant faire le bien, les autres n’y pensant pas du tout. Nous ne cherchons pas à être minoritaire pour avoir la satisfaction d’être victime (de la tyrannie de la majorité, par exemple) ou par snobisme et élitisme : il nous semble que la position que nous défendons est aussi bien malmenée par les tenants sincères du « bien commun » que par ceux qui, sans vergogne, ne travaillent qu’à leur intérêt personnel (richesse, pouvoir, capital symbolique), à leur avantage corporatiste (rentes de situation, privilèges divers) ou à la petite géopolitique locale en quoi consiste la défense de sa communauté (ethnique, culturelle, linguistique, etc.).
18Toujours est-il que nous espérons que tout ce qui est dit ci-après est faux, et que nos craintes sont seulement des « passions tristes », dont une lecture plus assidue de Spinoza pourrait nous guérir. Nous voulons bien avoir tort en tout, donc, pourvu que la Culture, la République et la Civilisation survivent. Nous raisonnons à l’inverse des égalitaristes : « Périsse le monde, plutôt qu’un seul de nos principes » [6] , telle est leur maxime implicite, s’il est vrai qu’ils méprisent les conséquences possibles de leurs bons sentiments, de leurs réactions émotives, ou tout simplement de leur complicité passive avec l’air du temps. Ils finiront par perdre à la fois le monde et les principes.
Le fil conducteur du propos
19Le dernier ouvrage de Pierre Rosanvallon – La société des égaux [7] – donne une belle occasion d’examiner les usages de l’égalité dans le champ intellectuel contemporain. L’auteur ne parle certes qu’en son nom, et l’on ne peut faire le procès d’une époque en faisant celui d’un livre. Ceci dit, cet ancien acteur important de la vie syndicale (CFDT) et politique (PS), membre du Conseil scientifique de la Bibliothèque Nationale de France, ancien membre du Conseil scientifique de l’École Normale Supérieure, [professeur au Collège de France, [, ]directeur d’études à l’École des Hautes Etudes en Sciences Sociales, présent également dans le monde de l’édition par ses postes de président de La République des idées et de directeur de la revue La Vie des idées, auteur de dizaines de livres « de référence » traduits en dix-huit langues et édités dans vingt-trois pays, plébiscité par les institutions autant que par les auditeurs, les lecteurs, et finalement par l’air du temps, doit pouvoir témoigner d’un phénomène qui l’englobe. De fait, sa pensée jouit d’une autorité indéniable dans les champs de la sociologie politique, de l’histoire politique, de la philosophie politique, et même de la politique elle-même. La société des égauxnous servira donc de fil conducteur pour comprendre l’usage qu’une certaine “élite”, soutenue par une certaine “base”, fait de « l’égalité ».
20Il convient, pour ne pas voir ses attentes déçues à la lecture du livre, d’avoir bien présent à l’esprit qu’il ne s’agit pas, contrairement aux apparences, d’un travail de philosophie politique, ni d’histoire ou de sociologie. Nous commencerons par déterminer la vraie nature de cette publication, avant d’en apprécier les mérites éventuels. Le lecteur voudra bien excuser la façon dont nous passerons du commentaire de texte à la réflexion plus libre, sans égard pour celui-là, et de la libre réflexion à l’explication plus servile, sans égard pour celle-là : l’importance des thèmes abordés par Rosanvallon, et leur actualité, nous semblent justifier quelques précisions et digressions. En outre, les idées de l’auteur se retrouvant partout dans les discussions de lettrés et dans les débats publics en général, nous pourrons nous estimer heureux si l’examen critique de son mode argumentatif est perçu par le lecteur comme valant au-delà du simple texte dont il va maintenant être question.
I – L’égalité comme objet philosophique et les nuisances de l’égalitarisme culturel
L’égalité n’est pas une fin en soi [8]
21La société des égaux n’est pas un ouvrage de philosophie politique, tout simplement parce qu’on n’y trouve aucun problème philosophique. L’égalité y est décrite, espérée, regrettée, vantée, revendiquée, etc., mais elle n’entre jamais dans la construction d’un authentique questionnement philosophique. Apparaissant aux yeux de l’auteur comme une solution à tous les problèmes, elle n’a pas lieu d’être dialectisée, d’être traversée de tensions internes ou d’aspirations contradictoires. Rosanvallon n’ignore pas que de grands penseurs et savants ont montré la difficile conciliation (en fait et en droit) des désirs égalitaires et libertaires, démocratiques et républicains, holistes et individualistes, etc. Mais, dans La société des égaux, le seul concept qu’il se propose d’opposer à « l’égalité », c’est tout simplement celui d’« inégalité ». L’égalité est une valeur absolue, incontestable, éminemment désirable par tous, tandis que l’inégalité est toujours perverse.
22« Réduire les inégalités » apparaît donc, sous la plume de Rosanvallon comme dans les revendications et les discours politiques de nos contemporains, comme un impératif catégorique. Voilà qui est éminemment contestable, car s’attaquer à la misère et à la marginalisation sociale n’est pas tout à fait le même projet que celui de « lutter contre les inégalités ». Encore faudrait-il montrer que cette lutte est le bon moyen de cette fin. Autrement dit, que la recherche de l’égalité est la meilleure façon de sortir les gens de la misère ou de la marginalité. Nous verrons ci-après que cela n’est pas du tout évident. En tout cas, que l’égalisation des conditions soit ou non un moyen efficace de rendre les gens satisfaits de leur sort, elle demeure un moyen, et non une fin. N’est-il pas préférable de vivre bien, entouré de concitoyens vivant encore mieux, que pauvre, entouré de pauvres à « égalité » ? Le bonheur n’est pas le malheur partagé également entre tous. Il vaut mieux chercher les moyens d’augmenter le niveau et la qualité de vie des individus que de vouloir les rendre égaux à tout prix.
23On peut à la rigueur le contester, en plaidant que l’individu cherche désormais avant tout à être l’égal de ses voisins ; les hommes se comparent et l’envie les prive souvent du plaisir de jouir de leur situation, quelle qu’elle soit. Le besoin d’égalité n’a pas manqué de frapper les sociologues depuis Tocqueville. Mais ce désir étant fondé sur le ressentiment et la jalousie, il apparaît difficile d’en faire une finalité morale ou politique. Quoiqu’il en soit, pour soutenir que l’égalité est une valeur autosuffisante, encore faut-il formuler le problème. De fait, il ne paraît évident ni que l’égalité soit un bien premier, ni que l’égalisation soit le meilleur moyen de donner à tous une bonne qualité de vie – nous y reviendrons.
Toute égalité n’est pas équitable ni souhaitable
24Il n’aurait pas été inutile non plus de se demander si l’égalité est toujours juste, et l’inégalité injuste. Poser a priori l’égalité comme une valeur, c’est brader un peu vite la question des talents et des mérites. En effet, il n’est pas absurde de considérer que l’inégalité des performances et celle des efforts peuvent fonder, dans certaines conditions à préciser, une juste hiérarchie aristocratique (les aristoi sont les « meilleurs ») et méritocratique. La compétence est souvent un critère pertinent pour établir de justes hiérarchies, et, inversement, il est à craindre qu’un égalitarisme borné engendre des rapports sociaux tout à fait injustes (dans le monde de la famille et de l’éducation, bien entendu, mais aussi du travail et de l’industrie, de la science et des techniques, de la culture et de l’art, etc.). Il est en effet illusoire de traiter séparément la question des inégalités dans les champs économiques, sociaux et culturels. L’idéologie égalitariste investit tous les secteurs, et s’en prend à toutes les formes d’inégalités, bien au-delà des différences de revenus et de patrimoines. Le slogan de l’égalité économique n’est que l’aspect le plus visible d’une revendication plus large portée par la culture égalitaire.
25Pourtant, la vraie morale n’est pas de prendre le parti des faibles contre les forts (comme les égalitaristes), ni « les forts contre les faibles » (selon la formule de Nietzsche [9] ), mais de bien juger et d’agir selon ce qui semble le plus juste : tantôt protéger vigoureusement les opprimés, les miséreux, les malades, les sans grade, les sans logis, les sans famille, les sans papier, etc. ; tantôt défendre les compétents, les éclairés, qualifiés, les courageux, les vertueux, les inventeurs, les créateurs, les entrepreneurs, etc. Il arrive souvent que les deux catégories se croisent, car on peut être un malade courageux, un sans logis vertueux ou un artiste miséreux. Ces recoupements montrent assez en quoi la question de l’égalité a peu à voir avec celle de la justice, comme les Anciens (dont Platon et Aristote sont les chefs de file) l’avaient bien montré.
26L’absurdité de l’égalitarisme atteint un sommet dans la sphère scolaire. En assimilant les talents(réussite scolaire) avec des rentes (le « capital culturel » dont « les héritiers » bénéficient), on en vient fatalement à considérer toute hiérarchisation scolaire comme une forme de « discrimination » injuste. Pour la logique égalitariste, l’égalité des chances formelle (le fait que tous les élèves reçoivent un même enseignement et soient notés selon les mêmes exigences) doit s’approfondir par une égalité des chances réelle (que chaque élève ait statistiquement les mêmes chances de succès quelle que soit son origine sociale et culturelle). On trouve injuste que les enfants d’ouvriers soient moins performants que les enfants d’enseignants. En effet, les élèves n’ayant pas choisi leurs parents ni l’influence qu’ils exercent sur eux, c’est simplement le hasard de la naissance, et non le mérite, qui détermine en partie leurs chances de succès scolaire. C’est peut-être injuste du point de vue de Sirius, ou du Créateur, s’il existe, mais il est absurde d’accuser la société de « discrimination ».
27En effet, la fonction de l’École ne saurait être de remplacer Dieu ni de rectifier les injustices de sa Providence. L’une des grandes fonctions du système scolaire et universitaire est de transmettre à la nouvelle génération le résultat du travail des siècles précédents en matière culturelle. Ce sont les adultes qui disent aux jeunes : « voici les clefs de la civilisation, voici notre passé, voici la somme du travail de nos ancêtres résumée en quelques leçons ; prenez-en soin, conservez-le comme une chose précieuse, approfondissez-le, transmettez-le à votre tour à vos enfants ; ce passé contient des enseignements qui feront la prospérité future, si vous savez l’intérioriser ». Telle est donc la fonction sociale du système éducatif : transmettre un patrimoine et des aptitudes pour que la civilisation puisse perdurer et s’approfondir. Le système est juste s’il parvient à former un maximum d’héritiers, c’est-à-dire des “passeurs de culture”, qui sont aussi, en général, les vrais innovateurs. Le système est injuste s’il s’avère incapable de transmettre le précieux trésor, et hypothèque ainsi les chances des générations futures.
28Au lieu d’encourager la formation d’un nombre élevé d’héritiers-innovateurs, l’idéologie égalitariste a critiqué toute forme d’héritage au profit d’une table rase culturelle mettant tous les élèves à égalité. La culture et la civilisation sont sacrifiées sur l’autel de l’égalité des individus. Tout se passe comme si chaque génération devait se mettre dans la position du « voile d’ignorance » dont parle Rawls [10] , pour reconstruire la société selon des principes abstraits d’égalité des chances. Dans l’idée de ne pas désavantager les uns au profit des autres, il semble raisonnable à ces ignorants au regard voilé de choisir un système scolaire qui ne fasse aucune référence à la culture acquise par les parents d’élèves – puisque ces parents pourraient favoriser leurs enfants, au détriment des autres. La culture générale étant source de différenciation (de « discrimination »), elle devrait être bannie de l’enseignement. Avec ce genre de raisonnements, on en vient vite à abolir toute culture. Que cette sorte d’autodafé soit menée au nom de la justice est proprement grotesque.
29L’idée de rétablir la justice en favorisant les « défavorisés » s’est traduite concrètement par une baisse des exigences, et par le don du Baccalauréat à tout le monde. Avec la conséquence désolante suivante : ce diplôme ne vaut plus rien, et la promesse qu’il constitue s’avère être une fausse promesse. Les bonnes intentions n’ont fait que générer des frustrations, multiplier les mécontents, dévaloriser les filières courtes, créer des tensions sur le marché du travail peu qualifié, encourager la venue de travailleurs étrangers et grossir les rangs des chômeurs “diplômés”. Si la « culture générale » s’était généralisée et démocratisée par cette opération, nous pourrions nous estimer satisfaits. Mais il n’en est rien : non seulement ceux qui n’avaient pas la chance d’avoir des parents cultivés ne sont pas devenus cultivés eux-mêmes, mais ceux qui avaient cette chance n’ont pas eu l’occasion d’approfondir leur culture. On ne s’est pas attaqué à la racine du problème des inégalités scolaires (qui est réel), et on a sapé un bien commun fondamental : le Baccalauréat [11] . L’Université est elle aussi disqualifiée, et les Grandes Écoles, dernier bastion de l’élitisme républicain, commencent à être menacées (Science Po a décidé de supprimer son épreuve de culture générale, par souci d’égalité…). Pour ce qui est des inégalités, elles n’ont fait que croître à cause des mesures égalitaristes, car l’école ne cultivant plus, ce sont les inégalités culturelles familiales qui déterminent tout [12] .
Quelle est cette justice qui nous ferait mourir tous égaux et innocents ?
30L’égalitarisme tend à faire de tout individu qui réussirait moins bien qu’un autre une sorte de victime disposant d’un droit au dédommagement. D’un certain point de vue, on peut défendre l’idée que personne n’est responsable de rien, car les déterminismes psychologiques et sociologiques englobent la totalité du phénomène humain. Mais, humanisme ou déterminisme, il faut choisir [13] . On ne peut prétendre à la fois que tout est mécanisme aveugle et invoquer la justice comme responsabilité des hommes politiques. Globalement, l’idéologie égalitariste confond science (psychologie et sociologie déterministes) et politique (qui impose de considérer les citoyens comme des personnes responsables). Elle confond encore morale (du secours, de l’assistance, de la compassion) et politique (gestion des rapports de force dans la société en vue du bien commun). L’humanisme de la liberté est rabattu sur l’antihumanisme scientiste et sur l’humanitarisme de la bonne conscience victimaire. Nous forcerions à peine le trait en disant que dans la société des égaux dont rêvent les égalitaristes, tout le monde est irresponsable, innocent et si possible victime. Chaque individu est porteur de droits, autant qu’il a de besoins, et sans corrélation avec des devoirs réciproques. L’État n’existe plus que comme une Providence garantissant des droits et dispensant des prestations.
31Par-delà cette utopie enfantine et infantilisante, nous devons nous demander s’il n’y a pas un « minimum de raison d’État auquel l’État le moins autoritaire ne saurait renoncer sans disparaître » [14] , c’est-à-dire jusqu’où l’État et la République peuvent-ils aller, dans l’individualisme égalitariste, sans se suicider. Une société peut-elle survivre sans prendre en compte les facteurs de différentiation individuelle et de hiérarchisation que sont l’esprit d’initiative, l’énergie créatrice, le courage, le goût de l’effort ou le talent ? Faire table rase des inégalités résultantes de ces facteurs engendrerait une société apathique, conformiste, paresseuse, inertielle, découragée et décourageante, déprimée et déprimante. Un État parfaitement égalitaire abolirait non seulement tout concours de recrutement (procédure aristocratique de sélection des meilleurs) mais aussi tout examen (qui sanctionne un niveau attendu), car les inégalités sociales, culturelles ou linguistiques pourraient être invoquées pour justifier le caractère « injuste » de ces procédures sélectives. Que ces inégalités existent, c’est certain ; qu’on doive en faire fi pour « refonder » (selon l’expression de Rosanvallon) une société nouvelle, c’est ce qui nous précipiterait dans un déclin irrémédiable. Quelle serait cette justice qui mènerait tout le monde à la ruine ? A quels sacrifices est-on prêt à consentir pour défendre le dogme de l’égalité ?
32Quand bien même on chercherait une « Justice » idéelle déconnectée des exigences culturello-socio-économiques réelles ; une justice que l’on pourrait déduire de « principes » premiers – comme veut faire Rawls avant Rosanvallon, et toute la tradition idéaliste avant eux –, il n’est pas certain que l’égalité, l’équité et la justice soient des valeurs congruentes. Les “fondamentalistes” (nous appelons ainsi ceux qui cherchent à fonder la société sur la base de principes éthérés) divergent d’ailleurs beaucoup à ce sujet ; et dans leur majorité, ils n’ont pas fait de l’égalité un principe immédiatement compatible avec la justice. L’identification de l’égalité à la justice n’est qu’un postulat de la pensée politique contemporaine, qui réclamerait démonstration, ou tout au moins discussion argumentée avec les auteurs classiques. C’est précisément ce que l’on cherchera en vain dans La société des égaux, où l’égalité est présumée bonne en elle-même.
33Certes, l’auteur prend soin de distinguer l’égalisation de l’homogénéisation : il s’agit d’instaurer une égalité qui respecte les « singularités individuelles » – et même qui les promeuve. Mais que l’égalité soit une fin dernière n’est pas interrogé, car c’est l’évidence même : « tout le monde peut s’accorder pour préférer vivre dans une société d’égaux. L’égalité-relation profite à tous ; elle rend le monde plus serein, moins dangereux, plus convivial » (p. 405). Qui voudrait d’un monde non convivial… ? Tout le monde est, ou devrait être, pour l’égalité. Et comme l’égalité a toutes les vertus, elle « permet du même coup d’inclure la liberté » (id.). Leur opposition ne tient, dit l’auteur, que si l’on associe l’égalité à une action de l’État, et la liberté à l’individu isolé. Mais dans la société idéale qu’il imagine, l’État pourrait se mettre naturellement au service des individus, et donc tout pourrait parfaitement bien se concilier.
Les travers d’une société égalitariste : nivellement, nihilisme, consumérisme
34« Liberté », « égalité », « singularité », la triade de Rosanvallon ne manque pas d’attrait, surtout si l’on y ajoute la « convivialité » et d’autres vertus afférentes. Mais la société égalitaire dont une démocratie libérale comme la nôtre est capable ne ressemblerait pas tout à fait au rêve que ces mots laissent entrevoir. Nous serions tentés de la décrire tout autrement, remplaçant la liberté par l’impulsivité, l’égalité par le conformisme et le relativisme, la singularité par l’individualisme, et la convivialité par l’hédonisme tribal et la solidarité communautaire. Serions-nous trop pessimistes ? N’est-ce pas la pente sur laquelle les sociétés modernes sont engagées, à mesure que la culture égalitaire y gagne du terrain ? Qui de Tocqueville ou de Rosanvallon décrit mieux les mérites et démérites de la société égalitaire ?
35Quand l’égalité est ancrée dans les esprits – en attendant d’être dans les bourses –, les individus envisagent toute chose sur un plan horizontal. Comme les êtres plats évoluant à la surface de la terre dont parlent les vulgarisateurs des géométries non-euclidiennes, ils ne vivent plus que dans deux dimensions : moi–toi (ou nous–vous). Aucune transcendance ne fait plus autorité. L’homo aequalis, tolérant à l’égard de toutes les choses qui se trouvent sur son plan d’immanence, est résolument intolérant à toute transcendance et verticalité. Nous n’en sommes pas là ? Sans doute, mais faut-il faire preuve de beaucoup d’imagination pour voir se profiler la culture égalitaire de demain comme le prolongement naturel de ses prémisses actuelles ? D’ores et déjà, un nombre significatif d’observateurs de la société contemporaine remarquent que toutes les verticalités sont nivelées et annihilées au nom de l’égalité.
36Tout est confondu et enchevêtré dans l’ethos égalitaire contemporain : le sacré et le profane, la Culture et les mœurs [15] , le beau et le laid, l’art et le divertissement [16] , l’admirable et le consommable, la langue française et l’argot, l’enseignant et l’élève [17] , la démocratie et la démagogie, la République (chose commune) et le commun, la raison et l’opinion, l’homme politique et le guignol, le gendarme et le voleur [18] , la victime et le coupable [19] . Tout doit être à la portée de tous et, si possible, tout de suite. Le refus des hiérarchies engendre une exigence d’immanence et d’immédiation. C’est pourquoi la consommation est le medium par excellence des sociétés de culture égalitaire. Il apparaît impératif que tout le monde puisse consommer de tout à égalité. Le « pouvoir d’achat » devient donc le point central des revendications égalitaires, car tout se joue désormais dans le pouvoir d’acheter. « J’achète donc je suis », tel est le cogito des temps égalitaires. Produire, travailler, inventer, tout cela est rébarbatif : le plaisir est de consommer, si possible autant que ses voisins. La redistribution égalitaire semble donc le moyen le plus direct et le plus évident de rendre tout le monde heureux.
37La Culture et la science étant, comme tout ce qui suppose un effort, source de hiérarchie, on leur préfère le plaisir, la fête, le fun, et tout ce qui est cool de près ou de loin [20] . La joie de l’esprit étant trop sélective, le plaisir du corps fera l’affaire ; c’est plus démocratique. D’où, comme pour la consommation, l’impératif de jouissance qui imprègne les sociétés démocratisées. Les membres de ces sociétés sont rétifs à l’effort, à l’ascèse, à l’attention, qui est devenue le graal inespéré de bien des enseignants. Quant à la religion, la société hédoniste s’en accommode, à condition qu’elle soit consommable, n’interdise pas l’amour avant le mariage, vante la pilule, le préservatif et l’avortement. Elle doit être “ouverte” et humble – ne pas supposer que les autres religions sont moins vraies qu’elles : elles doivent toutes être vraies à égalité. L’oecuménisme éclairé a fait place nette, remplacé par une sorte de confusion bien pensante. La “tolérance” affichée est le cache-sexe de gros postulats égalitaristes. La vraie tolérance requiert pensée et compréhension, tandis que l’autre ne fait que projeter un désir d’égalité sur toutes les réalités qui se présentent. Bref, la religion et la morale ont toute leur place dans le caddie de consommateur de l’homo aequalis : un peu de christianisme pour la tradition et la beauté des églises, un peu de bouddhisme pour la “zen attitude”, un peu d’animisme et de panthéisme pour la bonne conscience “écolo”, un peu de religions orientales pour l’exotisme. Tout est bon.
38L’égalitarisme culturel est grand pourvoyeur de niaiseries, et il n’est pas sûr que l’égalité sociale que vise Rosanvallon nous en mette tout à fait à l’abri. Il est à craindre au contraire qu’elle en précipite l’avènement. Car tout va ensemble : l’égalité socio-économique, culturelle et spirituelle. Que signifie, en outre, une égalité en matière spirituelle ? Ce serait la paix des esprits : plus de combat d’arguments, de confrontation, de dialectique. Plus de vérité ni d’erreur. Plus rien à apprendre. Rosanvallon ne réclame à aucun moment cette anesthésie de l’esprit, mais on peut se demander si cette dernière ne serait pas une conséquence possible de l’idéologie égalitariste, qui d’ores et déjà fait bon ménage avec le relativisme culturel et spirituel.
39« Penser, c’est dire non », remarquait Alain. C’est un mouvement de négation et de dépassement, un refus des apparences et des idées reçues, qui élève. La société des égaux n’est écrite contre personne ou contre aucune doctrine en particulier (à part un ou deux chapitres) : le propos n’est pas polémique. Cette vertu a son revers : faute de penser contre, on risque de penser mollement. Faute de dire « non », on suppose une fausse unanimité, et l’élévation dialectique est impossible. Dans La société des égaux, la description historique tient lieu de réflexion, et l’invocation de ce qu’il conviendrait de faire tient lieu d’argumentation. Pourquoi polémiquer alors que tout est simple : il suffit de poursuivre le travail historique d’égalisation des conditions, par-delà la parenthèse inégalitaire qui s’est ouverte depuis les années 1980. Il “n’y a qu’à” redresser la barre et reprendre le cours naturel de l’histoire – dont Rosanvallon précise simplement les modalités contemporaines spécifiques. L’égalité étant la solution évidente à tous les problèmes, il ne reste qu’à en faire une politique.
40L’évidence décourage la pensée et, inversement, la pensée philosophique commence quand l’évidence apparaît douteuse. L’ébranlement des certitudes invite à s’interroger sur ses présupposés ; mais l’auteur ne revient jamais sur le principe a priori de l’excellence morale, politique et économique de l’égalité. Nous n’avons donc pas vraiment affaire à un livre de philosophie politique ; ce qui n’est pas en soi une condamnation, car nul n’est tenu de pratiquer la philosophie.
II – L’égalité comme objet scientifique et les inconséquences de l’égalitarisme économique
L’égalitarisme n’est pas le moyen de la prospérité économique
41Il reste à dire pourquoi La société des égaux n’est pas non plus un ouvrage d’histoire ou de sociologie – ce que l’auteur revendique pourtant. La réponse tient simplement au fait que les réquisits de ces disciplines scientifiques ne sont pas respectés. Il ne suffit pas d’évoquer des périodes de l’histoire pour être historien, ni de humer l’air du temps pour être sociologue. Pour résoudre un problème scientifique, encore faut-il le poser, et formuler une hypothèse que l’on confronte ensuite à la réalité des faits. L’hypothèse de Rosanvallon (qu’il n’explicite jamais car, pour lui, ce n’est là qu’une évidence) est que les politiques étatistes égalitaristes ont toujours été profitables à tous, tandis que les phases libérales de l’histoire n’ont fait qu’engendrer des inégalités néfastes. Une telle hypothèse peut trouver en effet dans l’histoire des faits qui la nourrissent : elle pourrait se défendre. Mais la défendre, c’est la confronter à des hypothèses contraires. On ne saurait ignorer qu’une grande partie des historiens de l’économie soutient que le capitalisme et le libéralisme ont été les grands vecteurs de production de richesses, sans lesquels « redistribuer » ne veut rien dire (il faut bien avoir quelque chose à distribuer). Marx lui-même tenait pour acquis que le socialisme n’avait de sens qu’une fois que le capitalisme avait accompli son œuvre d’augmentation de la production industrielle, de croissance économique, bref de création de richesses (par l’exploitation du prolétariat). Le capitalisme est la condition sine qua non du socialisme ; l’étape historique qui le précède et l’engendre. De leur côté, les libéraux nient que le socialisme puisse maintenir un niveau de production donné, une fois abolie l’économie libérale, mais ils sont d’accord avec l’idée que le marché et la libre entreprise sont les moyens les plus efficaces de créer de la croissance – c’est leur principe fondamental. Rosanvallon n’est pas libéral, et considère qu’à toutes les époques, l’impératif politique premier doit être la redistribution par l’État de ce qui a été produit. Comme si la justice consistait toujours à se partager un gâteau à parts égales, et que la question de la dimension du gâteau n’était pas pertinente en soi. S’opposer à la fois au marxisme et au libéralisme eût été un beau défi, et l’intérêt de La société des égaux eût dû s’en trouver accru. Malheureusement, la confrontation n’a jamais lieu, car l’auteur n’examine pas les objections qu’on pourrait lui faire.
42L’histoire économique est une discipline à part entière, qui a ses méthodes, ses spécialistes, ses doctrines, et même son histoire. Il n’est pas raisonnable de prétendre fonder ses idées politiques socialistes dans l’histoire économique (car c’est de cela qu’il s’agit) sans prendre un minimum en considération le champ intellectuel dans lequel cette réflexion se meut. Ou bien on prétend que l’histoire n’apprend rien, et on fonde son socialisme sur autre chose – la morale, l’humanisme, la nature humaine, etc. –, ou bien on cherche à légitimer historiquement les idées socialistes, et alors on s’en donne les moyens. Le lecteur qui chercherait un ouvrage plus scientifique sur la question des inégalités dans l’histoire et sur les causes de leur réduction progressive, pourra consulter par exemple Le jardin du voisin. Les inégalités en France, de Jean Fourastié. Il y verra les concepts d’égalité et d’inégalité soigneusement élaborés de façon à ce que des mesures statistiques – interprétées avec le moins de partialité possible – puissent apprendre quelque chose par-delà les positionnements idéologiques. Il ressort notamment de cette étude que – quelles que soient les époques considérées depuis le xviii e siècle – si nos ancêtres s’étaient contentés de se « distribuer » leurs richesses à parts égales, nous serions aujourd’hui infiniment plus miséreux. Prendre l’argent des riches pour le donner aux pauvres peut soulager bien des peines, et se révéler une méthode d’urgence légitime, mais n’est pas du tout la recette du développement économique, c’est-à-dire d’une hausse générale du niveau de vie.
43C’est l’augmentation de la production et de la productivité du travail (notamment par le progrès technique) qui fait que les pays riches sont riches, qui rend possible l’enrichissement de tous à brève ou longue échéance, et démultiplie le pouvoir d’achat de tous d’une période à l’autre au sein d’un même pays. L’inventeur de la charrue, qui permet à la terre de nourrir plus de gens pour un travail égal, enrichit ses compatriotes bien plus que celui qui distribue des pains sans inventer la charrue. S’il suffisait de partager les revenus et les patrimoines pour qu’un pays s’engage dans la croissance économique et hausse le niveau de vie général de ses ressortissants (ne se contentant pas d’en faire une moyenne), cette recette simple serait partout appliquée. Les pays les plus pauvres deviendraient rapidement riches après sa mise en œuvre. Malheureusement, l’égalité n’a pas cette vertu de “turbo” économique. Pour le dire autrement, elle ne multiplie pas les pains – comme font Jésus et la charrue – ; elle doit se contenter de les répartir. Du reste, les sociétés préhistoriques ou antiques les plus égalitaires n’ont nullement été les plus promptes à fonder de grandes civilisations.
44Redistribuer les richesses n’est pas le meilleur moyen d’augmenter le pouvoir d’achat en valeur absolue [21] . Si, au cours des « Trente glorieuses », les produits de luxe deviennent rapidement des biens de consommation de masse, ce n’est pas grâce à l’action de l’État-providence, mais du fait des gains de productivité. Ce n’est pas principalement la « lutte sociale » qui a permis aux classes moyennes de se doter de téléphones, de machines à laver, de voitures ou de réfrigérateurs. Si c’était le cas, se demande Fourastié dans Les Trente glorieuses [22] , pourquoi cette lutte serait-elle efficace pour les gains de pouvoir d’achat en matière de réfrigérateurs (de moins en moins chers) et pas pour les coiffeurs (dont le prix réelest invariable, quelle que soit l’époque et quel que soit le pays) ? Tout simplement parce que des gains de productivité dans la fabrication des réfrigérateurs ont permis leur production en masse à un coût de plus en plus modique, tandis qu’il faudra toujours quinze minutes pour se faire couper les cheveux, quels que soient l’époque et le lieu. Pourquoi l’égalitarisme marcherait-il pour le blé (dont le prix décroissant) et pas pour la pomme de terre (dont le prix est constant) ? Parce que les gains de productivité dans la production céréalière ont permis à de plus en plus de Français de manger à leur faim, tandis que la production de pomme de terre, n’enregistrant presque pas de hausse de productivité, ne pouvait les débarrasser des famines, quand bien même ils se seraient réparti à égalitétoutes les pommes de terre disponibles. Les revendications égalitaristes ne peuvent rien faire pour la productivité.
45Non seulement les revendications égalitaristes sont impuissantes à augmenter le pouvoir d’achat global, mais elles ont même constitué dans l’histoire un frein puissant au progrès technique, et donc à l’amélioration du niveau de vie consécutif. En effet, la conséquence immédiate la plus visible du progrès technique est souvent la suppression de certaines catégories d’emplois : l’imprimerie rend obsolète le travail des copistes, le métier à tisser jette à la rue des milliers d’ouvriers du textile, l’aviation concurrence l’industrie portuaire, les nouvelles technologies de l’information et de la communication mettent à mal la presse, etc. Le sentiment premier et spontané face au progrès technique est qu’il est générateur de chômage et nuisible aux travailleurs. Les gains de productivité qui résultent du progrès technique semblent profiter bien plus aux employeurs qu’aux employés, et donc accentuer les inégalités sociales. C’est ainsi que l’histoire du progrès technique est aussi celle de « luttes sociales » s’opposant aux licenciements. Au début de son ouvrage classique, La machine et le chômage, Alfred Sauvy fait le récit des révoltes d’ouvriers contre le progrès technique aux xviii e et xix e siècles : partout on casse les machines qui remplacent les hommes, au nom de la préservation des emplois et de la « justice sociale ».
46A l’encontre de ces réactions et des errances théoriques en économie s’efforçant de leur trouver un fondement, Sauvy montre comment les gains de productivité dans tel secteur d’activité permettent de multiplier les emplois dans tel autre secteur, du fait de la baisse des prix et des « transferts de consommation » qui en résultent. C’est la théorie du « déversement » : la hausse de la productivité dans une branche finit, d’une façon ou d’une autre (nous ne pouvons ici détailler ces modalités), par engendrer un accroissement d’activité dans une autre branche. La destruction d’emplois ici permet la création d’autres emplois là-bas, en plus grand nombre : « dans tous les pays où la productivité a augmenté, le nombre d’emplois a également augmenté » [23] . Le progrès technique désavantage quelques milliers d’individus au bénéfice global de la société ; et ceux qui en profitent sont les consommateurs et les citoyens en général plus que les employeurs en particuliers.
Les classes modestes sont les premières à bénéficier des gains de productivité
47Que les gains de productivité soient un facteur historique essentiel de la croissance économique n’est guère contesté ; qu’ils permettent aussi de réduire les inégalités est beaucoup moins évident : encore faut-il que l’enrichissement général se répartisse dans toutes les catégories sociales. On aurait plutôt tendance à penser qu’une croissance économique sans État redistributeur engendre plus d’inégalités qu’elle n’en résorbe. Dans le doute, mieux vaut soumettre ces pressentiments à l’expérience et aux données disponibles. Or les statistiques contredisent souvent nos idées préconçues, et nous contraignent à réviser nos doctrines. Il ne nous appartient pas de prendre parti dans un débat d’historiens et de statisticiens, mais il n’est peut-être pas inutile de donner quelques pistes de réflexion.
48Remarquons d’abord que les gains de productivité profitent plus aux classes moyennes et inférieures qu’aux très riches, dans la mesure où ils mettent à la portée du plus grand nombre des produits jadis luxueux. La baisse tendancielle des prix est assurément un avantage dont profite le pauvre bien plus que le riche. Le progrès technique et la croissance de la production n’améliorent pas substantiellement la vie des grosses fortunes. En effet, comme le remarque Schumpeter à propos de l’invention de l’électricité « l’éclairage électrique n’améliore pas grandement le confort de quiconque est assez riche pour acheter un nombre suffisant de chandelles et pour rémunérer des domestiques pour les moucher » [24] . En revanche, pour celui qui devait vivre dans le noir peu après le coucher du soleil, sa vie est transformée par cette innovation technique. « L’achèvement capitaliste n’a pas consisté spécifiquement à procurer aux reines davantage de ces bas [des bas de soie], mais à les mettre à la portée d’ouvrières d’usine, en échange de quantités de travail décroissantes » [25] . D’une façon générale, la croissance et les gains de productivité transforment les produits de luxe en biens de consommation courants, de sorte qu’ils sont très favorables à l’égalisation des conditions, contrairement aux préjugés sans cesse véhiculés ici ou là.
49Si les penseurs socialistes d’aujourd’hui peinent à comprendre ces mécanismes, on ne pourrait en dire autant des premiers représentants du socialisme, qui savaient que l’élitisme bien compris profite plus aux classes inférieures que l’égalitarisme. Dans un texte célèbre de 1819, Saint-Simon montre que c’est aux élites scientifiques, artistiques et industrielles qu’est due la prospérité culturelle et économique – dont bénéficie le plus grand nombre. Si la France perdait ses trois mille meilleurs savants, artistes et artisans, c’est-à-dire « les Français les plus essentiellement producteurs […] les plus utiles à leur pays, ceux qui lui procurent le plus de gloire, qui hâtent le plus sa civilisation ainsi que sa prospérité ; la nation deviendrait un corps sans âme » [26] . Bien loin de chercher à instaurer une égalité de nivellement, Saint-Simon fait la promotion d’une sorte d’aristocratie savante et technocratique par laquelle les meilleurs scientifiques et les meilleurs ingénieurs seraient à l’honneur. « Il serait absurde, ridicule et funeste de prétendre faire disparaître » l’inégalité des talents, des efforts et des capacités d’investissement ; la justice consiste en ce que « chacun obtien[ne] un degré d’indépendance et des bénéfices proportionnels à sa capacité et à sa mise ; ce qui constitue le plus haut degré d’égalité qui soit possible et désirable » [27] .
Comment les rentes génèrent des inégalités, et comment contrevenir à ce phénomène
50Pour mieux comprendre le mécanisme d’égalisation des conditions par la productivité croissante, il faut observer qu’il y a un rapport très fort, constaté partout, entre les rentes de situation et les inégalités sociales. Les sociétés les plus inégalitaires sont aussi celles qui abritent le plus de rentiers – c’est-à-dire des personnes qui vivent du travail des autres parce que leur statut ou leurs possessions les dispensent de travailler (ou parce que la valeur réelle de leur travail est inférieure à leurs revenus). Il existe toutes sortes de rentiers, parce qu’il existe mille façons d’avoir des revenus ne correspondant pas à la richesse produite par son travail. Ce déséquilibre est d’abord injuste puisqu’il implique que, toutes choses égales par ailleurs, les non-rentiers doivent produire des richesses supérieures à leurs revenus (une partie de ces richesses passant dans le revenu des rentiers). Mais il est aussi producteur d’inégalités dans la mesure où le rentier est détenteur d’un bien, d’un titre ou d’un statut qui lui permet de placer les autres sous sa dépendance – si ce n’était pas le cas, il ne pourrait tirer de sa rente un revenu quelconque. Etre rentier, c’est jouir d’un monopole relatif et faire payer ceux qui en sont dépendants. Plus cette dépendance est forte, plus le rentier peut faire pression sur les prix de ses services, plus il s’enrichit, et plus les autres sont pauvres. Bref, la rente est productrice d’inégalités.
51Pour réduire ces inégalités, il faut avant tout casser les rentes [28] . La redistribution des richesses par l’impôt progressif, et les dispositifs de l’État-providence, ne les annihilent pas : ils compensent en partie leurs effets inégalitaires. L’État qui redistribue est comme une aspirine qui soulage le malade sans guérir la maladie. Une authentique politique de réduction des inégalités doit s’attaquer à la source du problème. On peut distinguer trois moyens de réduire les inégalités consécutives à la rente.
52Le premier, que la France a rendu célèbre avant la Russie, c’est la Révolution. Elle met fin aux privilèges (qui sont des rentes, du point de vue économique), bouleverse la répartition de la propriété privée, abolit les impôts destinés à financer l’existence des privilégiés, investit leurs châteaux et partage leurs terrains. C’est un moyen efficace, à condition que l’ordre bouleversé n’accouche pas d’un nouvel ordre tout aussi rigide avec autant de rentiers. Malheureusement, il est rare qu’une révolution sociale parvienne durablement à abolir les rapports de dépendance et de subordination qui sont consubstantiels aux phénomènes de rente. Elle a plutôt tendance à générer une bureaucratie qui prend rapidement la forme d’une rente catégorielle officielle, protégée par l’État – nous évoquerons ces problèmes dans la suite.
53Un second moyen de casser les rentes et de réduire l’inégalité, c’est la concurrence. Celui qui dispose du seul accès à l’eau potable sur un territoire donné pourra faire fortune très facilement et sans travailler. L’argent qu’il reçoit des consommateurs d’eau lui donne le pouvoir d’acquérir tout ce qui a un prix équivalent, et qu’il n’a pourtant en rien contribué à produire. Mais le jour où quelqu’un trouve un autre point d’eau dans la région, les rentiers sont désormais deux et se font concurrence. A moins qu’ils s’entendent, cette concurrence a pour conséquence immédiate la baisse du prix de l’eau. Si un troisième, un quatrième, et finalement une grande quantité d’agents économiques trouvent des points d’eau, l’entente sur les prix devient impossible, et le prix de l’eau est définitivement abaissé. Le rapport des vendeurs et des consommateurs d’eau se rééquilibre, et la vente de l’eau n’est plus génératrice de grosses inégalités. Du fait de la concurrence, la rente n’est plus rentable – ce n’est plus une rente.
54Mais il existe encore un troisième moyen de réduire les inégalités. Imaginons qu’au lieu de trouver des sources d’eau, quelqu’un invente une technique pour faire un puits et aller chercher l’eau abondante d’une nappe phréatique. Si cette technique est gardée secrète, il jouit d’une rente ; si elle est brevetée, ce brevet est une rente. Mais si elle se diffuse, elle permet bientôt à tous d’avoir accès à l’eau, sans payer de rentier. Quel est alors le prix de cette eau abondante ? Elle devient gratuite, puisqu’elle est à la portée de tous. On ne vend pas de l’oxygène… En somme, le progrès technique est un moyen radical de casser les rentes et de réduire les inégalités sociales. Il rebat sans cesse les cartes selon un processus de « destruction créatrice » [29] : destruction des rentes et des industries sous-productives, création de moyens de production plus performants.
55Faire la révolution permet de partager plus également la production, mais elle ne permet pas de l’augmenter. La concurrence est un moyen souvent très efficace, mais elle ne suffit pas pour égaliser les conditions. Pour cela, il faut que la compétition suscite la création, l’invention, l’innovation – c’est d’ailleurs généralement le cas [30] . La concurrence doit s’accompagner de progrès technique pour que les conditions s’égalisent dans de grandes proportions. Le progrès scientifique et l’innovation technologique sont les ennemis les plus redoutables des rentiers. Celui qui trouve le moyen d’utiliser le pétrole comme énergie motrice détruit les rentes des propriétaires de mines de charbon. Celui qui invente l’énergie nucléaire affaiblit la rente des pays pétroliers. Le même raisonnement vaut pour les grandes inventions techniques qui permettent d’augmenter la productivité d’un travail.
56En cassant les rentes, la croissance économique (générée par la hausse de la productivité), a permis de réduire d’une façon considérable les inégalités sociales. Les gains de productivité, non seulement font passer un pays du sous-développement à la prospérité, mais, en plus, jouent un rôle essentiel dans la réduction des inégalités – et cela sans violence ni spoliation.
L’égalitarisme étatiste hypothèque le Bien commun, fragilise la République et crée des inégalités
57L’État-redistributeur peut ensuite intervenir pour égaliser les conditions davantage encore. Mais le prendre comme seul moyen de cette fin, c’est ignorer les mécanismes économiques élémentaires. Et même comme moyen d’appoint pour accélérer la réduction des inégalités, il y aurait beaucoup à dire sur l’efficacité de l’État-providence. Voyons d’abord ses mérites. Il a été une morphine puissante contre la maladie de la rente et contre les inégalités générées spontanément par l’économie. L’État social adoucit les injustices engendrées par l’héritage, la propriété foncière, immobilière ou mobilière, par les monopoles industriels, etc. Il le fait par l’impôt progressif et en octroyant des droits sociaux : droit au salaire minimum, droit au chômage, droit à la retraite, droit aux allocations familiales, droit à l’aide au logement, droit aux bourses d’études, droit au Revenu Minimum d’Insertion, à l’Aide Médicale d’État, etc. Ces droits sociaux sont des rentes au sens sus-dit : titre ou statut procurant un revenu déconnecté de la valeur du travail fourni – même le système assurantiel obéit à cette logique, puisqu’il dissocie le montant des prestations de celui des cotisations. Ces rentes sont légitimes car elles assurent une égalité minimale sans laquelle les uns en viendraient à se vendre aux autres : elles préservent la société du servage. Il n’est pas question, donc, de contester la légitimité de la rente des retraités, des malades, des chômeurs, etc. En organisant un système d’assurances et de protections sociales, l’État-providence a contribué à éradiquer la misère et la domination arbitraire de l’homme sur l’homme. Tel est son rôle premier, essentiel. Cela ne dispense pas de comprendre la nature de ces interventions : on soigne les inégalités en accordant des rentes aux non rentiers. C’est l’emballement de cette logique qui posera problème.
58D’autres rentes d’État sont légitimes : celles qui sont nécessaires pour assurer le bon fonctionnement des institutions républicaines. On n’imagine pas que des juges, par exemple, puissent rendre la justice sereinement s’ils ne sont pas protégés par des statuts contre les humeurs de leur ministre tutélaire. Quant à créer plusieurs systèmes judiciaires en concurrence, ça ne rendrait pas les juges plus justes ni ne serait de nature à conforter l’autorité de la République. Le raisonnement vaut pour les grands corps de l’État qui ne sont qu’une façon pour celui-ci de pénétrer dans la société civile et d’y diffuser les valeurs républicaines. L’État a le monopole de la force légitime, disait Weber, mais aussi de la justice, de la loi, et des autres prérogatives dont l’exercice monopolistique est jugé nécessaire à l’équité républicaine et à l’efficacité de l’action publique. Sont ainsi créées des zones de non concurrence et des monopoles bienfaisants.
59Mais la puissance publique aurait peut-être dû se limiter au secours social et aux institutions essentielles. Emporté par l’élan de sa logique compensatoire, l’État ne s’est pas contenté d’assurer et de soulager : la fonction “filet de sécurité” est devenue une assistance constante et structurelle. Comme l’explique très bien Rosanvallon, nous sommes passés d’une logique assurantielle à une logique d’assistanat. De plus, l’État-providence et l’État-recruteur interviennent directement dans les rapports économiques et dans le marché de l’emploi, distribuant des statuts et accordant des droits sans retour à de plus en plus de catégories de salariés et de non salariés. Dans Droit, législation et liberté – ainsi que dans bien d’autres travaux – Hayek décrit très précisément la façon dont cette logique, égalitaire dans son principe, finit par générer de plus en plus d’inégalités – en plus de verrouiller toute l’économie et de compromettre la croissance.
60A chaque fois que l’État accorde un droit à une catégorie sociale particulière, il la protège contre la concurrence des autres catégories, c’est-à-dire qu’il lui donne le droit de jouir d’une rente de situation. Or il faut bien comprendre que la création de statuts ne protège les uns qu’en excluant les autres. A chaque fois qu’un nouveau titre de propriété privé est décerné sur le territoire, c’est un bout de République qui est cédé à un particulier. Tous les autres citoyens s’en trouvent dépossédés. Limiter le nombre des licences de taxis, c’est exclure beaucoup de chauffeurs de taxi potentiels au bénéfice des taxis actuels protégés. C’est aussi discriminer beaucoup d’usagers, soit parce qu’il y a pénurie de taxis, soit parce que le prix de la course est rebutant – il serait bien moindre s’il n’était pas administré et que, conjointement, les taxis étaient plus nombreux. Peu de taxis réservés aux revenus confortables, voilà donc le résultat de cette « protection ». Le même phénomène se constate pour tous les titres attribués “généreusement”. Donner une rente dessert manifestement l’égalité des chances à l’embauche et l’égalité d’accès au service. Favoriser les uns, c’est automatiquement défavoriser tous les autres, car cette faveur ne s’accompagne pas d’une création de richesse ni d’un gain de productivité : c’est un pur acte politique, administratif ou législatif.
61Il est donc important, quand les hommes de pouvoir accordent officiellement un droit aux uns, qu’ils aient conscience de déposséder les autres. Cela peut se justifier pour tel ou tel secteur de la vie républicaine, mais distribuer des rentes au-delà de l’intérêt national, c’est entrer dans le jeu des lobbies et des corporatismes, où le bien commun est bradé au profit des intérêts particuliers. Avec les meilleures intentions du monde, l’État-interventionniste a généré autant d’injustices qu’il a créé de privilèges. Ceux qui ne bénéficient pas des faveurs d’État sont les victimes de cette politique. Comme ces opérations politico-juridiques avaient précisément pour but de lutter contre l’injustice, l’État n’aura de cesse de corriger les premières injustices par de nouveaux droits catégoriels, qui en créent de nouvelles, et ainsi de suite. Pour compenser les rentes qu’il accorde à certains groupes, l’État est contraint d’entrer dans une surenchère indéfinie. Cette fuite en avant débouche sur la division de la société en deux classes : les rentiers (« insiders ») et les autres (« outsiders »). Plus il y a de personnes protégées par un statut, plus celles qui ne le sont pas se sentent flouées et « laissées pour compte », puisqu’elles deviennent de moins en moins nombreuses à se voir privées d’un avantage. Le climat social qui en résulte est détestable, mais tel n’est pas notre sujet ici.
62L’interventionnisme outrancier rigidifie l’économie et décourage l’investissement en invitant toujours plus de citoyens à chercher refuge dans un statut protégé. A terme, ce mouvement débouche fatalement sur une société très injuste ou sur une économie totalement étatisée et planifiée – la seule façon, en dernière instance, de “contenter” tout le monde, est qu’un État central dirige absolument tout. Une telle économie s’avère toutefois peu compatible avec les réquisits d’un État de droit, pour des raisons qu’expose Hayek dans La route de la servitude, et que nous ne pouvons expliciter ici [31] . Résumons simplement les choses en disant que l’État-interventionniste, en voulant rendre la société plus juste, la rend finalement très injuste ou très aliénée. Une dose trop forte de vaccin finit par inculquer au corps social la maladie dont on voulait le protéger.
63Le produit des surenchères de l’État-providence, c’est une société divisée en rentiers d’une part et en exclus d’autre part, une économie rigidifiée à la croissance faible ou négative, incapable de s’adapter aux nouveaux défis de son temps, et des finances publiques au bord du gouffre [32] . En distribuant trop de créances à des intérêts catégoriels, l’État s’est mis sous la dépendance de créanciers moins généreux que lui : les marchés financiers. Ainsi asservie, la République est de plus en plus déstabilisée, et le Bien commun (les institutions, les administrations, les politiques éducatives, culturelles, urbaines, etc.) risque de devenir tout simplement trop coûteux… Or, quand l’État ne peut plus assurer correctement ses fonctions essentielles, ce sont les citoyens les plus modestes qui sont les plus exposés. La politique de redistribution de richesses est un médicament précieux, mais il faut respecter scrupuleusement une posologie raisonnable.
64Ces raisonnements peuvent ne pas convaincre Rosanvallon, qui a bien entendu la liberté de tracer son propre chemin de pensée. Mais comme ils sont discutés par les plus grands historiens de l’économie, il ne peut passer outre tout en prétendant faire œuvre d’historien et en voulant donner des conseils en matière de politique sociale. Est-ce parce qu’il méconnaît le champ scientifique dans lequel il se meut que Rosanvallon peut défendre la « redistribution » comme voie royale de l’égalité, ou bien ne juge-t-il simplement pas nécessaire d’entrer dans des querelles de spécialistes [33] ? L’ignorance est traditionnellement le meilleur asile pour les intellectuels préconisant l’interventionnisme d’État à des fins de « justice sociale » : souvent, ils ne savent tout simplement pas comment se crée la richesse qu’ils veulent répartir, ni comment elle peut se diffuser efficacement et durablement à l’ensemble du corps social. Il va de soi que la redistribution autoritaire est une méthode efficace pour réduire les inégalités à court terme. La question est de savoir si elle l’est aussi à long terme, et jusqu’à quel degré la redistribution contrainte est compatible avec la croissance globale des richesses à redistribuer.
Les moyens de soigner les effets pervers du libéralisme
65Outre l’absence de confrontation avec les hypothèses adverses, on regrettera aussi le manque de méthode dans les analyses mises en œuvre par Rosanvallon. D’abord, sa lecture de l’histoire se soucie peu des faits : on trouve dans son livre très peu de données économiques, de statistiques, de faits matériels. C’est assez gênant quand il s’agit de s’appuyer sur ces faits historiques pour démontrer une thèse politique. L’auteur convoque plus volontiers les témoignages d’intellectuels : écrivains, philosophes, idéologues. Pour montrer que les inégalités s’accroissent à telle ou telle période, sa méthode consiste à faire parler les témoins contemporains. Là encore, un tel procédé pourrait à la rigueur se justifier et s’expliciter : les paroles d’intellectuels sont plus démonstratives que les faits objectifs… Mais l’auteur ne semble pas avoir conscience qu’il met en œuvre une telle méthode : on passe de considérations sociales positives à des examens doxographiques, sans transition. L’histoire des idées est amalgamée à l’histoire des faits et tout cela est mis au service de deux thèses principales : le libéralisme engendre de la misère et des crises, tandis que les politiques égalitaristes assurent la paix, la prospérité et la justice.
66Au-delà des questions de méthode, les arguments sont souvent tronqués et les raisonnements inachevés. Par exemple, un chapitre est consacré aux méfaits de « la société de concurrence généralisée » (P. IV, 4). L’auteur examine comment le libéralisme du “laisser-faire” peut engendrer des effets pervers. Au lieu de montrer qu’il appauvrit les classes modestes – ce qui serait une charge forte contre lui –, il insiste sur le fait qu’il enrichit les riches – ce qui n’est pas du tout la même chose. En effet, c’est l’argument principal des libéraux que l’enrichissement des uns finit par avoir des retombées positives sur tous. Mais admettons, pour examiner plus avant le raisonnement de Rosanvallon, que l’enrichissement des riches soit une tare à combattre quels qu’en soient les effets. Il constate que les salaires des PDG sont gonflés par la « collusion entre dirigeants et administrateurs » des grandes entreprises (p. 329) – au Comité de rémunération des dirigeants, qui émane du Conseil d’administration de l’entreprise, sont souvent placés des amis du dirigeant en question. Rosanvallon reconnaît que « ce sont ainsi davantage des rapports de pouvoir que des facteurs de marché qui expliquent ces plus hautes rémunérations » (p. 330). Même démonstration pour les salaires des vedettes du show business et des grands sportifs : leurs rémunérations mirobolantes ne sont pas à mettre au compte du libéralisme directement, car « cette “économie des superstars” est largement liée à des effets pervers de polarisation et de hiérarchisation », et de « concentration de l’offre » (id.). Même démonstration pour les salaires dans le monde de la finance : « c’est la capacité qu’ont eue les hedge funds de concentrer à leur profit la gestion globale des anticipations économiques qui explique qu’ils se soient taillé la part du lion dans la répartition des profits » (p. 331). Bref, les inégalités salariales dans ces trois secteurs exemplaires sont liées « à ce qui relève de la ruse, de la manipulation, du rapport de force, de la connivence, voire de la corruption » (p. 332).
67Ce n’est donc pas le libéralisme qui explique les salaires délirants, mais son retournement en rapports de pouvoir, en népotisme et en corruption. Les connivences et les phénomènes de polarisation sont une perversion du libéralisme, reconnaît l’auteur. Ils représentent même, devons-nous ajouter, la négation de la concurrence en tant que telle, par la “victoire” étouffante d’un des concurrents. Où est la concurrence, en effet, quand un petit nombre d’acteurs économiques jouissent d’une situation d’oligopole dans un secteur quelconque, c’est-à-dire profitent d’une rente de situation ? La rente – la jouissance d’un revenu ou d’un bien non proportionnée à la valeur d’un travail fourni – est l’inverse de la concurrence : elle est ce qui protège de la concurrence. Si le raisonnement n’est pas assez clair, un indice devrait suffire à faire admettre que libéralisme bien compris et rente de situation sont antagonistes : la lutte contre les monopoles (privés et publics) a été dans l’histoire une obsession majeure des gouvernements libéraux.
68Dans ces conditions, pourquoi accuser le libéralisme des effets pervers mentionnés ? Pas de réponse de Rosanvallon, qui confond la cause lointaine avec l’effet prochain, et rejette le libéralisme en général, assimilé au non-interventionnisme en particulier (assimilation que l’histoire de l’économie ne saurait admettre). On voit combien le raisonnement est douteux, puisqu’il consiste à montrer que la concurrence libérale finit par se gripper elle-même, et que les défauts manifestes de l’absence deconcurrence doivent nous faire rejeter la concurrence elle-même… N’eût-il pas été plus simple de conclure avec les libéraux interventionnistes (qui ne sont pas des adeptes du laisser-faire et de l’État minimal) : puisque la libre concurrence est régulièrement entravée par des complicités néfastes, il convient de veiller à ce qu’elle produise toujours ses fruits, en cassant régulièrement les monopoles et les ententes ? Un peu comme un automobiliste préfère mettre régulièrement de l’huile dans les rouages de son moteur (pour en fluidifier les mouvements), plutôt que faire ses trajets à pied sous prétexte que sa voiture ne marche pas bien toute seule (que ses mécanismes se rouillent et se grippent).
69Bien entendu, on peut soutenir qu’il est plus simple d’en finir avec la concurrence plutôt que de la corriger ici ou là quand des effets pervers apparaissent. Mais soutenir cette thèse implique de réfuter la thèse libérale adverse, et non de faire comme si l’on pouvait conclure directement de l’absence de concurrence de fait à la suppression de la concurrence en droit. Car alors, l’objection est simple : pourquoi vouloir abolir quelque chose qui s’est aboli de lui-même ? Serait-ce pour reconstituer d’autres monopoles (d’État) qui seraient, bien entendu, sans connivence, ni népotisme, ni corruption ? Rosanvallon ne conclut pas son raisonnement : le chapitre finit simplement sur l’idée que la concurrence est injuste en soi.
70Tous les chapitres renferment des inconséquences de ce type. L’introduction elle-même ne peut que décevoir, pour les mêmes raisons. Elle déplore le creusement des inégalités. Statistiques à l’appui, il est montré que les plus hauts revenus sont de plus en plus hauts par rapport aux bas salaires, depuis 1980. Soit, mais on n’a pas montré que les pauvres en étaient plus pauvres, ni même qu’il y avait un lien entre la richesse des riches et la pauvreté des pauvres. Ce qui devrait intéresser les statisticiens et les économistes est de savoir si, globalement, les classes populaires ont vu, ou non, leur niveau de vie croître depuis les années 1980. Constatant que, de fait, le pouvoir d’achat augmente en France sur cette période, on peut ensuite se demander s’il n’aurait pas augmenté davantage si “les riches” avaient été plus imposés (ou inversement, s’ils l’avaient été moins). Mais Rosanvallon ne se pose pas ces questions : elles ne semblent pas l’intéresser, puisque que la seule chose qui retient son attention, c’est « l’inégalité ».
71L’inégalité est un objet d’étude digne par lui-même, et nous ne pouvons reprocher à l’auteur de se limiter à la stricte considération des écarts de richesse, abstraction faite des niveaux de vie réels. Mais le problème est qu’il prétend fonder ses idées sur des bases statistiques ; ce qu’il ne fait absolument pas. Les statistiques (qui n’apparaissent qu’en introduction) servent de caution scientifique à une démarche qui est tout sauf scientifique. Bref, La société des égaux n’est pas plus un livre de science historique ou sociologique que de philosophie politique. Mais nul n’étant tenu d’être scientifique, on ne saurait en faire grief à l’auteur.
III – L’égalité comme programme politique, la menace de despotisme et le déclin civilisationnel
72Alors comment qualifier les quatre cent pages de ce texte ? C’est tout simplement un essai politique et l’exposé d’une idéologie (légèrement maquillée par un argumentaire historico-sociologique). L’auteur le revendique explicitement : « Son enjeu politique est de faire comprendre que l’avenir de l’idée socialiste au xxi e siècle se jouera autour de cet approfondissement sociétal de l’idéal démocratique » (p. 23). L’objet du livre est donc de penser l’avenir du socialisme, et de donner des conseils politiques (en sus des justifications historiques) pour sa mise en œuvre optimale. Le caractère militant du propos ne fait pas de doute : « Le temps est ainsi venu du combat pour une démocratie intégrale » (id.). Certes, il est gênant d’instrumentaliser l’histoire à des fins politiques : cette pratique dessert aussi bien la discipline historique que l’authenticité du combat politique. Mais maintenant que le caractère proprement politique du propos a été reconnu, il convient de le juger sur ce terrain et de mettre de côté ses insuffisances philosophiques ou scientifiques : après tout, on peut bien avoir des idées politiques judicieuses sans être un grand historien.
Impuissance ou violence des politiques réclamant une « fondation » idéaliste de la société
73Malheureusement, sur ce point également, il y aurait beaucoup à dire. D’abord sur l’idée même que se fait l’auteur de l’action politique : il cherche à « refonder » la société sur des « principes » nouveaux. Nous pourrions faire remarquer que le fondamentalisme et l’essentialisme politique ont toujours été associés dans l’histoire à des formes diverses de tyrannie et de totalitarisme ; mais ne parlons plus d’histoire, puisque nous avons reconnu que l’enjeu de l’ouvrage n’était pas là. La tendance totalitaire de l’idéalisme politique s’explique sans qu’il soit nécessaire de convoquer le passé : quand un intellectuel pense des « principes » et des « fondements » abstraits, et qu’il cherche ensuite à les mettre en œuvre dans la société, on peut soupçonner qu’il aura besoin de faire alliance avec des forces coercitives pour réaliser son programme. Les meilleures intentions du monde, quand elles se croient “la vérité”, n’hésitent pas à se donner des moyens peu reluisants pour réaliser cette vérité. En effet, rien n’est plus irritant que de voir l’être diverger du devoir-être, le réel de l’idéal, le fondé du fondement ou les moyens de la fin. Si le réel s’égare, ce n’est pas la faute de l’idéal : c’est la sienne. Qu’il soit donc redressé. En outre, les politiques idéalistes ont toujours voulu faire le bonheur des gens malgré eux ; la résistance de ces derniers pouvant à bon droit être écrasée, dès lors que c’est “pour leur bien”.
74Bien entendu, Rosanvallon n’a aucune intention violente ou totalitaire ; la question n’est pas là. Elle est de repérer dans son projet, tel qu’il le formule (refondation du social sur des principes idéaux d’égalité), un programme idéaliste qui devra soit constater son impuissance, soit forcer le réel à obéir à l’idéal. La révolution a été le moyen traditionnel de ce forçage, et le moins que l’on puisse dire est qu’elle n’a pas accouché de sociétés égalitaires démocratiques. Toute « entreprise de refondation » (p. 23) suppose de bouleverser radicalement les rapports sociaux existants, ce qui ne va pas sans violence. Le radicalisme d’une démocratie « intégrale » qu’il s’agit d’imposer à une réalité sociale récalcitrante par un « combat », implique fatalement un peu de sang et des larmes. Mais à ce petit problème relatif aux moyens s’en ajoute un autre concernant la fin : l’entreprise fondamentaliste ne parvient jamais à l’égalité et à la paix.
75Que les révolutions populaires et les mouvements sociaux cherchant l’égalité et la démocratie débouchent souvent sur des dictatures autocratiques ou bureaucratiques parfaitement inégalitaires, c’est ce que bien des historiens ont souligné, tout en cherchant les causes de ce phénomène paradoxal. Rien n’est plus éclairant, quand on veut faire de la politique, que l’enseignement de l’histoire. En l’occurrence, le récit des révolutions à vocation égalitaire (quels que soient leurs époques et leurs lieux), tout comme l’analyse du retournement des révolutions d’indépendance « libératrices » en despotisme, sont édifiants [34] . On expliquerait le renversement de l’égalité en son contraire à trop bon compte en mettant toujours les dérives totalitaires sur le dos des menaces antirévolutionnaires externes ou internes. Beaucoup cèdent en effet à cette facilité, en accusant toujours les conservateurs de mettre en place une Terreur “réactionnaire”, ou bien de rendre nécessaire une Terreur “progressiste” en vue du bien commun futur. La réalité est autrement plus complexe. Mais même en admettant – par goût des hypothèses – que les conservateurs soient toujours les causes directes ou indirectes du despotisme, il n’en demeure pas moins que les entreprises révolutionnaires égalitaristes de « refondation » accouchent plus souvent d’un terrorisme d’État que de la société idéale projetée. Il est aussi vain (et dangereux) de vouloir « refonder » le corps social sur des « principes » que de chercher à transformer un crapaud en papillon, sous prétexte qu’il se sentirait mieux, qu’il serait plus libre, plus léger, etc.
76Mais tout de même, l’ambition de “changer les choses” ne peut-elle pas justifier quelques coups de force ? “L’idéal d’un monde meilleur” n’est-il pas préférable au cynisme d’une politique réaliste dépourvue d’ambition ? L’alternative est factice puisque, si nos analyses sont exactes, la poursuite des idéaux égalitaires amène ses zélateurs à employer des moyens peu recommandables sans jamais parvenir à réaliser l’objectif initial. Montaigne et Pascal avaient averti par avance nos utopistes fondamentalistes : « qui veut faire l’ange fait la bête » [35] . Qui rêve d’égalité sans comprendre les lois sociales et historiques qui régissent les peuples, prépare l’inégalité et le despotisme. Une bonne politique n’a que faire des perfections d’idées et de mots, et son réalisme ne l’asservit pas pour autant au réel, ni ne la pousse au machiavélisme. Volonté, engagement et discernement valent mieux que tous les idéaux réunis.
Républicanisme contre égalitarisme et démocratisme
77La réforme éclairée, donc, est plus recommandable que la « refondation ». Mais encore faut-il choisir la bonne direction des réformes. Or les réformes égalitaristes ne sont malheureusement pas les plus à même de se préparer collectivement un avenir politique serein. Ce ne sont pas seulement l’idéalisme révolutionnaire et le rationalisme politique qui engendrent le despotisme : c’est le mouvement même de l’égalisation des conditions, par sa propre logique. L’égalitarisme réformiste aboutira à une situation guère plus enviable que l’égalitarisme révolutionnaire. Nous essayerons de le montrer en indiquant comment la logique égalitaire met à mal les fondements de la République, suscite le populisme, et débouche sur l’autocratisme. Mais nous devons avertir le lecteur qu’il ne trouvera dans ce qui suit ni démonstration rigoureuse, ni justification approfondie. Il faudrait des volumes entiers pour argumenter avec précision, et pour peut-être convaincre. Que ces développements servent au moins de stimuli, d’indices, de variations, fournissant un autre point de vue que celui qui est habituellement défendu publiquement par les politiques, les journalistes et les intellectuels.
78A mesure que l’égalité se répand et que la démocratie [36] s’enracine, toutes les formes de supériorité sont délégitimées, discréditées, attaquées, et finalement renversées. Les corps intermédiaires, qui font tenir les institutions républicaines, sont court-circuités et tombent en désuétude. C’est nourrir une illusion d’affirmer la compatibilité, à terme, du mouvement de démocratisation et des valeurs républicaines. Car on ne peut à la fois soumettre les dirigeants et les élites aux désirs du grand nombre, tout en conservant l’autonomie des autorités (exécutives, législatives, judiciaires et administratives) qui permettent à une République de fonctionner. Il n’y a pas de République sans autorité ni verticalité, c’est-à-dire sans ce qui fait échec au démocratisme. La démocratie directe (contres les médiations républicaines), plébiscitaire (contre le système représentatif), et la toute-puissance du nombre (contre les élites) : tel est l’horizon du mouvement de démocratisation que la plupart des personnages publics, comme Rosanvallon, appellent de leurs vœux. Démocratisme et républicanisme sont deux ennemis : si l’on veut sauver la république, il faudra modérer la démocratie et, inversement, si l’on veut démocratiser davantage la vie politique et la vie sociale, il faudra en finir avec la res publica. Dans une société démocratisée à outrance, la « chose commune » et l’intérêt commun se réduisent à la somme des intérêts particuliers ou à la neutralisation réciproque des intérêts corporatistes.
79En effet, pour qu’il y ait du Bien commun républicain, il faut que les concitoyens croient à la transcendance de certaines valeurs. Seul ce point haut peut faire converger les regards et les aspirations vers quelque chose de plus éminent que les préoccupations idiosyncrasiques et narcissiques. C’est ainsi qu’un esprit citoyen se forme et se conserve, à mi-chemin entre la communion religieuse (tout à fait verticale) et la communication de chacun avec ses alter ego (sur un plan horizontal). C’est ainsi que l’on partage en commun un héritage et que l’on projette un avenir en participant activement à la vie de la polis.
80A l’inverse, l’ethos égalitariste ne voit tout qu’en deux dimensions, sans hauteur ni profondeur. S’enivrant de sa propre force, le demos au pouvoir déboulonne les vieilles hiérarchies, et, avec elles, toutes les formes d’autorité : institutionnelles, culturelles et spirituelles. Tocqueville, Nietzsche, Durkheim, et bien d’autres, redoutaient cette exacerbation du principe démocratique en idéologie nihiliste. Le relativisme et le nihilisme sont en effet les conséquences à craindre des dérives égalitaristes. C’est toute la civilisation qui risque de chavirer sous la pression des passions égalitaires [37] . Nous n’en sommes pas là, certes ; mais n’en prenons-nous pas la direction ? Faut-il encourager le mouvement de notre époque et accentuer l’effet niveleur du démocratisme ? Il faut se résoudre à être dans le sens du temps, dans le sens du vent, ou bien assumer une position réactionnaire. Rosanvallon n’est pas réactionnaire, assurément.
81Qu’on nous comprenne bien : il s’agit de défendre la démocratie contre le démocratisme, comme nous avons défendu plus haut l’humanisme contre l’humanitarisme, la morale contre le moralisme, et d’une façon générale l’égalité contre l’égalitarisme. Nous ne militons évidemment pas pour l’inégalité en tant que telle, mais pour une société qui récompense les talents (aristocratie et technocratie), encourage les mérites (méritocratie), soulage les infortunes et secourt les indigents (humanitarocratie), et tout cela à la mesure du bien commun. Il nous semble que les principes démocratiques et républicains classiques peuvent mieux répondre à ces exigences que la fuite en avant actuelle. Du reste, si tous les individus avaient autant de talents et de mérites les uns que les autres, nous serions pour une égalité la plus stricte.
82Nous avons assez insisté sur la nécessité de casser les rentes pour qu’on ne puisse interpréter nos propositions comme une façon de privilégier les héritiers et des ploutocrates. Une position « réactionnaire » par rapport au mouvement de déclin que nous connaissons ne signifie pas la défense d’un conservatisme apeuré. Loin d’être « conservateur », nous pensons au contraire qu’il faut faire voler en éclat les privilèges au moyen d’une concurrence bien pensée et bien dosée. Comme l’a souligné Pareto avec beaucoup d’érudition, l’une des causes majeures du déclin d’une civilisation est la rigidification d’une classe dirigeante incapable de se renouveler, dont les éléments conservateurs prennent trop de poids par rapport aux éléments innovateurs et dynamiques [38] . L’urgence d’être réactionnaire, donc, ne signifie pas qu’il faille être purement et simplement conservateur.
Orientation politique et philosophie de l’histoire
83Ce qui empêche de bien juger de notre situation est le présupposé largement répandu selon lequel l’histoire a un sens, et que ce sens ne peut qu’être celui du progrès. D’où la valorisation des idéologies « progressistes » contre les idéologiques « conservatrices ». Nous nous imaginons que la succession des civilisations suit un chemin plus ou moins linéaire, et que nous ne ferions aujourd’hui que prolonger les efforts de nos ancêtres babyloniens, grecs, romains, arabes, etc. L’histoire nous apparaît comme une évolution par paliers. Il y a eu des accrocs et des “retours en arrière” (les invasions barbares, le Moyen Âge, le fascisme, les guerres) mais, globalement, tout semble aller dans la bonne direction. Cette imagerie pseudo-historique détermine toute notre conception politique, et nous fait considérer le « changement » comme une valeur en soi. Modernisation, démocratisation, égalisation : tout cela irait dans le bon sens, par définition. Les politiques ne s’y trompent pas, à promettre toujours plus de changement, de démocratie, d’égalité et de modernité. L’utopie progressiste détermine notre vision de l’économie autant que celle de la politique et du « progrès social ». Nous continuons à croire (à feindre de croire, car la réalité nous rattrape) que les Trente glorieuses sont la norme, et que, après quelques années de ralentissement, nous allons « retrouver le chemin de la croissance ». Rien n’est plus illusoire, et surtout néfaste, car ce sont précisément ces conceptions qui nous empêchent de traiter avec lucidité les malheurs de notre temps.
84Un peu de recul historique nous ferait réaliser qu’il n’y a aucune raison pour que la civilisation occidentale ne subisse pas le funeste sort des civilisations précédentes. Chacune trace, dans l’espace et dans le temps une sorte de parabole, qui symboliserait sa naissance, sa croissance, sa maturité, sa vieillesse puis sa décadence, et enfin sa mort. Il est impossible de montrer en quelques lignes pourquoi ce schéma risque d’être celui de notre civilisation, et quels indices doivent nous faire penser que nous ne sommes plus sur la phase ascendante [39] . Il faudrait prendre en compte notre situation économique, financière, géopolitique, démographique, écologique, ainsi qu’expertiser le degré de notre cohésion sociale (qui nous renseignerait sur notre capacité de produire l’effort nécessaire à notre redressement). Les conclusions seraient certainement alarmantes, sur tous les points évoqués. “Heureusement”, nous ne sommes pas trop affectés par la situation, car le mythe du progrès constitue une protection psychique efficace (plus pour longtemps). C’est le psychotrope qui évite au névrosé de régler ses problèmes de fond.
85Faute de démonstration, donc, faisons une hypothèse. S’il s’avère que nous sommes engagés dans un déclin multiforme, semblable à celui qu’ont connu les civilisations antiques, qu’en résulterait-t-il pour notre responsabilité politique ? Faut-il aller dans le sens de cette courbe descendante (et même plongeante) ? Le progressisme – cette fuite en avant – n’est-il pas en réalité un suicide collectif ? Il est temps d’y réfléchir sérieusement. Accélérer le changement social en épousant le mouvement de notre trajectoire civilisationnelle n’est pas du tout la bonne méthode à suivre, si l’on admet que sa direction n’est autre que la mort. Etre réactionnaire, dans ce cas, n’est-ce pas la meilleure façon de freiner cette chute ?
86Le déclin n’est peut-être pas tout à fait irrémédiable, car l’homme a bien des ressources. Mais si l’on ne comprend pas que la fuite en avant vers le mirage égalitaire risque de l’accélérer, alors oui, la décadence deviendra notre horizon indépassable. Car la recherche exacerbée de l’égalité a tout à voir avec ce déclin, justement. Rien n’est plus éclairant que l’étude des civilisations antiques à ce sujet (surtout grecques et romaines). Nous autres « Modernes » ne sommes pas si différents des « Anciens ». Et surtout, le profil de notre histoire ressemble furieusement à celui qu’ils ont connu. On se tromperait lourdement en croyant qu’une civilisation disparaît toujours sous les coups d’envahisseurs, ou du fait de chocs climatiques ou écologiques. Quand des facteurs extérieurs ne la font pas disparaître, ce sont des causes internes qui s’en chargent. C’est de son propre mouvement et en suivant sa propre logique, qu’une civilisation peut mourir.
87Ces affirmations rapides ne sauraient convaincre par elles-mêmes, mais nous pourrons considérer que nous ne les avons pas formulées inutilement si le lecteur veut bien les examiner à titre d’hypothèses, et réfléchir aux actions politiques à mener, ou à ne pas mener, en matière d’égalisation et de démocratisation politico-juridico-socio-culturelle. La bibliographie contient quelques titres qui appuient avec force les thèses ici esquissées.
L’égalisation, la démocratisation et la menace du despotisme
88Le déclin sur lequel nous sommes engagés n’est pas seulement économique, géopolitique, démographique, psychosocial et culturel : il est encore institutionnel et politique. Nous avons vu comment la République est aujourd’hui fragilisée par le processus de démocratisation tous azimuts. Il faut prolonger cette analyse, et montrer pourquoi la démocratie est, en un sens, son propre ennemi. Le despotisme, en effet, n’est pas toujours la conséquence de mouvements révolutionnaires (progressistes ou conservateurs) : il peut aussi découler du mouvement naturel de la démocratisation. Comment cela ? Est-il possible que la recherche de l’égalité démocratique génère la situation a priori la moins démocratique qui soit : la dictature ? C’est exactement la thèse que nous défendons. Aussi curieux que cela paraisse à un esprit pur saturé de principes égalitaires, “le peuple” réclamant l’égalité en vient vite à aimer ses leaders, ses guides, ses tyrans, bien plus que l’égalité dans la liberté et l’indépendance. Plus la société est démocratisée, plus le “peuple” (ayant fait disparaître les élites et les corps intermédiaires), éprouve le besoin de voir sa puissance incarnée dans un homme. Pour le concevoir, il n’est pas inutile de penser aux immenses foules qui se constituent à l’occasion de concerts géants, de manifestations sportives ou politiques. Voilà des milliers d’individus, égalisés par la situation elle-même, et conscients de leur force commune. S’il n’y a personne sur la scène, si rien ne vient donner corps à cette puissance diffuse, la conscience qu’elle a d’elle-même reste partielle et frustrante. Arrive un tribun, un chanteur, un acteur, etc. Aussitôt, il concentre tous les regards, sert de porte-voix à la multitude, donne un visage à la foule, et est acclamé sans retenue, quoiqu’il dise, quoiqu’il fasse. C’est un Dieu, un prophète, une “star”.
89Le mécanisme de formation de la conscience religieuse, que décrivent Le Bon ou Durkheim, trouve ici son application parfaite. Le leader est une sorte d’homme-dieu, car il concentre en lui la force de tout un corps social, par la vertu d’une projection mystico-affective. Il n’est pas un simple individu : il est l’esprit de ce grand corps qu’est la société des égaux. Il est le peuple même. Cette fusion mystique a deux conséquences. La première est que le chef peut agir au nom de tous. Tout ce qu’il fait est “juste” a priori ;tout ce qu’il dit est “la vérité” même. Il est intangible, sacré, omnipotent. Il commande à la foule, qui ne saurait lui résister. La seconde est opposée est symétrique : le maître de la multitude est aussi bien son esclave. Il est dépossédé de lui-même, parce qu’il est autant fasciné par la masse qu’elle ne n’est par son charisme. En croyant commander, il obéit ; et les égaux, en croyant obéir, commandent. Le seul pouvoir du chef consiste à formuler les désirs de la foule. Entre la masse des égaux et l’individualité du chef, on ne saurait donc dire qui commande et qui obéit. A la vérité, personne n’est plus libre, et tout le monde est enivré, fasciné, mystifié. Sauf quelques fortes têtes résistantes, éberluées de voir comment une foule réclamant l’égalité en est venue à se soumettre si promptement.
90Dans une société d’égaux, même en dehors des grands rassemblements populaires, ces mécanismes de psychologie sociale jouent en permanence – à un degré moindre. L’opinion publique exerce un pouvoir tyrannique sur les leaders politiques, qui ne sont plus protégés par les institutions républicaines traditionnelles. L’homme de pouvoir est comme tout nu face à une société qui peut le destituer ou le porter aux nues, selon ses humeurs. Il lui faut apprendre à entrer en résonnance avec l’opinion, c’est-à-dire à ne plus rien penser par lui-même, à être tout à fait esclave [40] . C’est alors qu’il apparaît comme un grand homme aux yeux de tous. Le secret de son pouvoir est d’être l’esclave parfait du nombre. La dictature d’un homme n’est autre que celle de la majorité : le despotisme n’est pas le contraire de la démocratie, il est la démocratie – le démocratisme, disons – par un autre aspect. C’est une seule et même médaille, considérée de deux côtés différents. Que les masses préfèrent les tribuns populistes aux principes républicains, les apparences aux réalités, les croyances aux raisons et les dogmes aux arguments, est assurément une de ces vérités qui mettent le moral à rude épreuve. Il faut pourtant s’y résoudre.
91Il faut aussi comprendre les ressorts de la dialectique de la démocratie et du despotisme pour, dès à présent, prendre des mesures capables de nous en prémunir. Les causes sont aussi bien culturelles que sociales, économiques et politiques : « puisque dans les républiques libres, disait Vico, tous ne s’occupent que de leurs intérêts privés, au service desquels ils mettent leurs armes publiques, ce qui mène leur nation à la ruine, il faut, pour que les nations se conservent, que s’élève un homme seul, comme Auguste chez les Romains, qui, par la force de ses armes, prenne pour lui tous les soins publics » [41] . Ses analyses sont pétries de références à l’histoire antique. D’une façon générale, en effet, une bonne synthèse historique sur les difficultés de la démocratie athénienne et de la république romaine constitue la meilleure introduction qui soit à l’intelligence de ce phénomène du devenir autocratique des sociétés démocratisées. L’histoire antique montre que l’autocratisme est moins une trahison du processus séculier d’égalisation des conditions, que sa suite logique. L’étude des diverses formes de populisme qui ont traversé l’histoire de part en part serait aussi très instructive. Sans oublier l’examen de la montée du fascisme et du nazisme en Europe, qui sont les formes les plus célèbres de populisme, et qui illustrent bien les conséquences possibles de la démocratie quand elle n’est plus tempérée par des corps intermédiaires [42] . L’illusion serait de croire que la mémoire de ces funestes expériences nous en protège. Non seulement nous n’en sommes pas protégés, mais nous y courons. Les Français ne sont pas les moins exposés ; eux qui, périodiquement, élisent un nouveau monarque, et le guillotinent quelque temps après pour en chercher un autre.
92Si l’on veut se prémunir contre ces phénomènes et conserver nos institutions démocratiques tempérées de républicanisme, il faut repousser les populistes et autres vendeurs d’égalité. Ils ne sont pas du tout cantonnés “aux extrêmes” du spectre politique : ils sont partout, prennent tous les visages et endossent toutes les doctrines, pourvues qu’elles plaisent. Le populiste contemporain est subtil : il a appris à vendre aussi de l’anti-populisme pour mieux amadouer l’électorat méfiant. Le meilleur marchand est souvent celui qui prétend ne pas vouloir s’enrichir. Les pires démagogues font de “la vérité” leur fonds de commerce. Après avoir vendu leur âme et leur pensée aux désirs supposés du peuple, les voilà qui refourguent en contrebande à ce même peuple le discours qui correspond à ses attentes. Dans ce jeu de miroirs, on finit par ne plus discerner la prostituée de la clientèle – les media jouant le rôle du proxénète en attisant les désirs et en faisant le lit de cette duperie. Si la démagogie est vieille comme le monde, elle ne prend une ampleur inquiétante que quand le demos monte en puissance d’une façon de plus en plus irrésistible, comme à la fin de la démocratie athénienne, ou à la fin de la République romaine. Nous y venons à notre tour. Pour résister aux marchands d’égalité, qui sont des « marchands de sommeil » [43] , il faut éduquer, instruire, éveiller, réveiller, penser et faire penser. Rien n’est plus fragile que la liberté, car tout le monde la déteste quand l’égalité est devenue la valeur dominante.
93Rosanvallon, et tous ceux qui pensent comme lui, sont naturellement tout à fait opposés au despotisme. Mais ils le préparent. Leur sincérité ne suffira pas à nous protéger contre la future dictature de la majorité qui se profile, et qu’ils encouragent sans le savoir. « L’enfer est pavé de bonnes intentions » – aucune maxime n’est plus juste, et aucune n’est plus apte aujourd’hui à nous secouer l’esprit.
La liberté et le bonheur individuel ne sont pas de la compétence directe de l’État
94La société des égaux n’indique donc pas du tout la marche à suivre, et pas plus en politique qu’en économie. « Refonder » la société pour y introduire plus d’« égalité » est précisément ce qu’il convient de ne pas faire, si l’on tient à l’égalité et à la liberté comme principes républicains. La société, nous l’avons vu, n’est pas telle qu’elle puisse être refondée par des idées. Si le politique veut commander à l’économique et au sociologique, encore faut-il qu’il en comprenne les lois. Or il n’est pas certain que Rosanvallon prenne toute la mesure du faisable et de l’infaisable, du souhaitable et du terrifiant. Car, que propose-t-il, concrètement ? De renforcer la politique sociale dans des proportions inédites. En plus de notre modeste État-providence ne faisant que redistribuer de la richesse, fournir des allocations et des services, il faudrait mettre en place un système beaucoup plus ambitieux d’assistance sociale où chacun verrait son libre épanouissement personnel choyé sur mesure par des fonctionnaires d’État. Secourir les miséreux, assister les faibles, assurer tout le monde contre les risques de l’existence et garantir des services publics de qualité, tout cela n’est pas suffisant selon l’auteur : il faut encore que l’État s’occupe de notre bonheur individuel, « singulier », in concreto. Cet État – véritablement maternel et obèse – devrait pénétrer la vie de chacun pour l’aider à être libre et autonome – en veillant à ce que l’égalité soit respectée, bien entendu. Mais laissons parler l’auteur : « Le nouvel État-service ou État-capacitant, n’étant pas seulement un distributeur d’allocations et un administrateur de règles universelles, est en effet amené de diverses façons à pénétrer la vie des individus, à évaluer leurs conduites », à reformuler les « conditions de la liberté et de l’autonomie » (p. 367). Les politiques publiques sont aujourd’hui trop abstraites et impersonnelles : « il faut faire entrer l’attention à la singularité dans les politiques publiques », en vue d’une « gestion plus individualisée » des besoins et des aspirations (p. 368 et 369). Tout cela revient à penser l’assistance sociale sur le mode d’un coaching individualisé. L’État-providence deviendrait un État-maman bienveillant, soucieux de réaliser positivement la liberté, l’égalité et le bonheur des gens. Et comme chacun est « singulier », il faudrait singulariser les aides et les prestations.
95L’auteur se fait alors une objection à lui-même : il y a un risque d’arbitraire dans la dispense des prestations individualisées. Comment garantir que tel ou tel fonctionnaire social sera impartial dans les aides individualisées qu’il accorde ? En effet, il y a fort à parier qu’un tel système dérive immédiatement en clientélisme et en corruption. Solution : il faut que chacun des allocataires puisse contester la nature des prestations qu’il reçoit, qu’il dispose de « formules de recours » (p. 369). Pour éviter le « traitement arbitraire de l’individu par les travailleurs sociaux », « celui-ci [l’individu] doit pouvoir contester une décision de façon simple » (id.). Bref, il faut mettre en œuvre une véritable « judiciarisation du social »,avec un « mécanisme de représentation des “usagers du social” » (id.). Chaque bénéficiaire de l’aide de l’État doit donc pouvoir être représenté par des avocats ou des conseillers juridiques (cela n’est pas précisé) pour exiger que les prestations qu’il reçoit soient bien conformes à ses attentes et à ses droits nouveaux. Concrètement, pour mettre en œuvre le programme politique de Rosanvallon, il faudrait multiplier par dix le nombre de travailleurs sociaux, et embaucher autant de fonctionnaires chargés de gérer les recours des uns et des autres.
96Ces mesures ne seraient pas seulement coûteuses, elles seraient aussi très néfastes. Tout observateur avisé de l’évolution du droit constate que la société française souffre déjà d’une sur-juridicisation des rapports sociaux – pléthore de règlements en tous genres qui paralysent bien des activités –, qui s’accompagne d’une judiciarisation accrue – recourt intempestif aux tribunaux. D’une façon générale, « l’inflation de droit », loin d’engendrer plus de liberté, d’autonomie et de protection (comme on l’aurait désiré), provoque souvent au contraire quantité d’effets pervers et de rigidités dont tout le monde pâtit – sauf ceux qui parviennent à convertir ces droits en rente de situation [44] . Au-delà de ces questions de juridicisation et de judiciarisation du lien social, comment ne pas voir que l’État paternaliste proposé par Rosanvallon – un État qui s’occuperait spécialement de nos désirs individuels – serait fondamentalement arbitraire (comme l’auteur le craint très justement), mais encore intrusif, oppressant, avilissant, abêtissant et aliénant ?
De l’utilité pour les idées politiques d’être nourries par la connaissance des réalités socio-économiques
97Mais ce n’est pas tout. Car l’auteur considère injuste que les classes moyennes soient toujours les laissées-pour-compte de l’aide sociale. Il faudrait donc aussi prévoir d’élargir les aides pour qu’elles en bénéficient aussi : « la visée démocratique d’une société d’égaux doit être plus large » que le « traitement de la pauvreté » ; il faut inclure les « classes moyennes » dans ce projet de refondation (p. 380). A la limite, on pourrait poursuivre le raisonnement de l’auteur et remarquer qu’il est injuste aussi que les classes supérieures soient exclues du système de coaching social : il faudrait donc aussi penser à elles, non ? Mais n’a-t-on pas oublié un paramètre dans la conception de cette société idéale ? Le prix… Qui va financer un tel système ? Combien va-t-il coûter ? L’auteur ne répond pas à ces questions vulgaires. Il ne les pose même pas, car l’idéal n’a que faire des détails matériels. Et puis, au fond, la « redistribution » des richesses doit pourvoir à tous les besoins.
98Il est tout de même frappant que jamais la question du financement de ces mesures ne soit évoquée d’une façon plus précise, surtout dans une époque où la « dette publique » est devenue la préoccupation politique principale (à tort ou à raison). On dirait que l’auteur vit dans un monde onirique. Son ouvrage trace les plans d’un rêve et donne des solutions imaginaires aux problèmes qui viennent le troubler. Par exemple, il déplore que la société se fragmente en communautés et en ghettos. Que propose-t-il pour faire face à ce « séparatisme social généralisé » (p. 385) ? Eh bien, tout simplement, de recréer du lien social, de la « participation », de l’« intercompréhension » et de la « circulation » (p. 394). C’est ce qu’il appelle « renationaliser » la démocratie. Tout est simple : puisque les gens ne veulent plus vivre ensemble, il “n’y a qu’à” recréer du « vivre-ensemble ». Pourquoi n’y a-t-on pas pensé plus tôt ? Contre les problèmes d’inégalité, il suffit d’injecter de l’égalité ; contre les problèmes de liberté, il faut employer des coachs de liberté ; contre les problèmes de dégradation du tissu social, il “n’y a qu’à” réparer le tissu social. On le voit, l’auteur se paye toujours de mots. Même quand il se veut précis, on reste dans un brouillard assez dense : pour revitaliser l’esprit de « communalité », il faut « un partage de l’espace », améliorer les transports publics et mieux doter les « politiques de la ville », mais il faut surtout « une multitude d’initiatives et d’expériences » (p. 395).
99Il aurait été plus instructif de chercher à comprendre concrètement les mécanismes qui font que la société se fragmente en effet, et qu’elle ressemble de plus en plus à une lutte multiforme entre des catégories, certes contestables, mais qui sont néanmoins nommées ainsi par nos contemporains : les « défavorisés » et les « favorisés », les « profiteurs » et les « travailleurs », les outsiders et les insiders, les « immigrés » et les « céfrancs », les « musulmans », les « juifs » et les « chrétiens », etc. Sur la base d’une étude bien menée du tissu social et de ses lois d’évolution, on pourrait proposer des actions politiques éclairées, et peut-être efficaces. Mais réclamer simplement plus de « solidarité », de « communalité » et de « mixité sociale » (p. 408), c’est faire des voeux pieux.
Bilan sur l’idéologie égalitariste
100Au total, le texte de Rosanvallon n’est ni une œuvre de philosophie (politique), ni un travail scientifique (historique, sociologique, économique), ni même un programme politique : c’est un essai qui fait une synthèse plutôt équilibrée entre l’histoire des idées, la défense d’une cause idéologique et l’incantation pleine d’espoir en faveur d’un monde meilleur. A ce titre, La société des égaux aura été un bon fil directeur pour une réflexion sur les discours égalitaristes contemporains. En effet, les arguments retenus habituellement pour défendre cette cause sont tirés d’une certaine vision de l’histoire : vision « progressiste » qui considère que l’égalité ne s’obtient que par la lutte sociale et par l’intervention étatiste. C’est le côté « matérialiste » de la pensée égalitariste. Mais d’autre part, cette pensée s’assume comme une idéologie quand elle promeut « l’idéal » contre le réel, les « valeurs » contre les faits, et les « principes » contre les causes. C’est au nom d’un certain idéal humaniste que l’égalité est portée aux nues. Le « droit » est alors convoqué pour faire échec aux considérations économiques ou sociologiques. Une société de « valeurs » et de « droit », dit-on, n’a pas à se soumettre à des considérations bassement économiques ou statistiques [45] . D’où les funestes conséquences de cet idéalisme : la morale prime sur la politique comme la croyance sur la pensée philosophique et l’ignorance sur la science.
101Nous avons voulu montrer que le programme égalitariste (que l’on ne saurait confondre avec une authentique défense de l’équité et de la justice sociale bien comprise) ne tenait ses promesses ni dans ses considérations historico-sociologiques, ni dans ses prétentions humanistes. Sur les trois plans que nous avons examinés – le plan culturel, le plan économique et le plan politique –, l’amour inconsidéré de l’égalité s’est avéré contreproductif, et même dangereux. La vraie justice doit se méfier du chant séduisant de la « justice sociale ». L’égalité elle-même est mal servie par l’entreprise d’égalisation, qui aboutira, si nous ne réagissons pas, à la disparition progressive de notre civilisation. Quant à l’humanisme, il est triste de le voir monopolisé par une idéologie qui le dessert. Ce n’est pas au nom d’une « loi de la jungle » sans pitié et inhumaine que l’égalitarisme est critiquable : c’est au nom des valeurs mêmes dont ses plus vertueux représentants voudraient être les avocats.
Notes
- [1]Non seulement elle ne peut s’en passer, mais elle en demande toujours davantage. Dans ses Fondements de l’économie politique (1872), l’économiste allemand Adolph Wagner explique que « plus la société se civilise, plus l’État est dispendieux » : la part des dépenses publiques (et donc des impôts) dans le PIB, augmente avec le développement économique du pays. C’est ce que l’on appelle « loi de Wagner » – qui est très largement vérifiée.
- [2]Sauf en cas d’impérialisme monétaire, qui consiste à imposer aux producteurs étrangers d’être payés en « monnaie de singe » (puisque émise sans égard pour la croissance du pays émetteur-débiteur). Il est plus facile d’imprimer des billets que de produire des biens de valeur, et tant qu’on peut échanger les premiers contre les seconds, on pratique une forme de servage maquillé.
- [3]Dans The Collapse of Complex Societies (1988), Cambridge, Cambridge University Press, 2003, J.A. Tainter explique très bien le rapport entre bureaucratisation de l’État, inadaptation, et effondrement. Sur le même sujet, on lira aussi le Traité de sociologie générale (1912), Genève, Droz, 1968, de V. Pareto. Pour une analyse circonscrite de l’étatisation, de la bureaucratisation et de rigidification de la société, on consultera encore les ouvrages du sociologue M. Crozier : Le phénomène bureaucratique (1964), Paris, Le Seuil, 1971 ; La société bloquée (1969), Paris, Le Seuil, 1984 ; et, de J. Ellul, L’illusion politique (1965), Paris, La Table Ronde, 2004. Les causes du déclin d’une civilisation étant multiples, on pourra consulter P. Turchin, Historical dynamics : Why States Rise and Fall, Princeton, Princeton University Press, 2003, et J. Diamond, Effondrement (2005), trad. fr., Paris, Gallimard, 2006, pour d’autres explications, qui complètent sans contredire celle qu’on a ici résumée rapidement.
- [4]On en dirait autant de l’idéologie hiérarchisatrice, autoritaire, colonialiste, etc., mais ce n’est pas notre objet ici. Nous ne souscrivons pas plus à la première qu’à la seconde de ces deux idéologies symétriques.
- [5]Car l’égalitarisme est bien en effet l’idéologie dominante aujourd’hui dans le monde intellectuel, comme dans les milieux populaires.
- [6]La formule est d’Antoine de Rivarol, dénonçant le rationalisme abstrait des révolutionnaires de 1789 (OEuvres complètes, 2 e éd., L. Colin, 1808, t. 1, p. 305). Elle est une adaptation du mot de l’empereur du Saint-Empire romain germanique Ferdinand i er : « fiat justitia et pereat mundus » (que périsse le monde, pourvu que justice soit faite). Qu’il nous soit permis d’y faire allusion sans être soupçonné de complicité avec le royalisme de Rivarol ou l’impérialisme de Ferdinand.
- [7]P. Rosanvallon, La société des égaux, Paris, Le Seuil, 2011.
- [8]Nous développons davantage ce point en début de volume (V. Citot, « Editorial », Le Philosophoire, 37, Printemps 2012, p. 5-9).
- [9]F. Nietzsche, la volonté de puissance I (1888), trad. fr., Paris, Gallimard, 1995, § 395, p. 190.
- [10]J. Rawls, Théorie de la justice (1971), Paris, Le Seuil, 1997, Partie I, chp. 3, 24.
- [11]Les ouvrages excellents sur la question sont légion. Le petit livre de J.-R. Pitte, Stop à l’arnaque du bac (2007), Paris, Pocket, 2008, résume bien les problèmes. Le recueil d’entretiens menés par A. Finkielkraut, La querelle de l’école, Paris, Stock, 2007, constitue aussi une excellente introduction à la question.
- [12]Que les politiques égalitaristes n’obtiennent pas les effets souhaités, et que la démocratisation scolaire n’engendre pas de démocratisation sociale, c’est ce que montre R. Boudon dans L’inégalité des chances (1973), Paris, Hachette, 2001.
- [13]Sur les enjeux de cette contradiction, et pour une réflexion d’ensemble sur l’idée que l’on peut se faire de la responsabilité humaine, on pourra lire notre ouvrage Le paradoxe de la pensée. Les exigences contradictoires de la pensée philosophique (2009), Paris, Le Félin, 2010.
- [14]J. Carbonnier, Droit et passion du droit sous la v e République (1996), Paris, Flammarion, 2010, p. 124.
- [15]C’est le problème du relativisme culturel, que nous avons thématisé dans « L’idée d’humanité, par-delà l’universalisme métaphysique et le relativisme nihiliste », Le Philosophoire, 31, 2009. Quelles que soient les vertus et les limites théoriques du relativisme, il est bien évident que si l’on diffuse le message selon lequel toutes les cultures et toutes les pratiques se valent, on n’a aucune chance de cultiver, d’éduquer ou d’assimiler qui que ce soit.
- [16]Nous précisons ce point dans « L’inculture pour tous de S. Chaumier, et les effets pervers du démocratisme culturel », Le Philosophoire, 36, 2011.
- [17]Beaucoup d’ouvrages montrent les ravages de l’idéologie « pédagogiste », qui consiste à « mettre l’élève au centre du système éducatif », et donc à relativiser les savoirs et la position de l’enseignant.
- [18]Les agents de l’ordre et de la sécurité sont souvent considérés comme des voyous racistes, selon la formule restée célèbre « CRS, SS ! ».
- [19]Le coupable étant perçu comme une « victime du système », et sa violence n’étant au fond que celle de la société elle-même.
- [20]Sur ce sujet, on lira par exemple G. Lipovetsky, L’ère du vide (1983), Paris, Gallimard, 1993 ; et Les temps hypermodernes, Paris, Grasset, 2004. Ou encore J. Baudrillard, La société de consommation, Paris, Denoël, 1970.
- [21]La redistribution peut même s’avérer très contreproductive, c’est-à-dire vectrice d’inégalités. Rien n’est plus intéressant, à ce propos, que l’étude de l’effet du taux d’imposition sur les rentrées fiscales, et donc sur l’argent dont dispose l’État pour dispenser des services sociaux aux plus faibles. Dans des analyses devenues célèbres (la « courbe de Laffer »), l’économiste américain Arthur Laffer a montré que la progressivité de l’impôt, au-delà d’un certain seuil, est inefficiente. « Vous ne pouvez pas donner la force au faible en affaiblissant le fort. […] Vous ne pouvez pas aider le pauvre en ruinant le riche », déclarait déjà Abraham Lincoln au Congrès américain en 1860. Pour une synthèse récente sur les méfaits de l’égalitarisme en économie, on lira J.-P. Delsol, A quoi servent les riches, Paris, J.-C. Lattès, 2012.
- [22]J. Fourastié, Les Trente glorieuses (1979), Paris, Fayard, 2004, p. 223. Dans La guerre des deux France, Paris, Perrin, 2005, l’historien J. Marseille tente de prolonger les travaux de Fourastié pour les trente années suivantes : 1973-2003.
- [23]A. Sauvy, La machine et le chômage, Paris, Dunod, 1980, p. 119. Ce processus est comparable au phénomène décrit avant lui par J. Schumpeter en termes de « destruction créatrice ».
- [24]J. Schumpeter, Capitalisme, socialisme et démocratie (1942), Paris, Payot, 1963, p. 100.
- [25]Ibid.
- [26]L’organisateur (1819), in La physiologie sociale, Paris, PUF, 1965, p. 104.
- [27]Ibid., p. 113. Dans Le socialisme de l’excellence, Paris, Bourin, 2011, J.-M. Daniel montre qu’un socialisme intelligent devrait s’inspirer des premiers socialistes, comme Saint-Simon et Fourier – qui mettaient les talents de quelques uns au service du plus grand nombre –, plutôt que de viser l’égalité dans le nivellement.
Malheureusement, il semble qu’une proportion importante de Français préfère le nivellement à toute forme d’inégalité, quelles que soient leurs raisons d’être ou les bénéfices que les classes inférieures pourraient tirer de la situation. Une enquête réalisée en 2009 montre qu’un Français sur trois (32% des sondés) estime qu’« il ne devrait y avoir en France aucune différence de revenus, quelle que soit la raison de cette différence » (M. Forsé, M. et O. Galland, Les Français face aux inégalités et à la justice sociale, Paris, A. Colin, 2011, p. 264). Pour beaucoup de concitoyens, aptitudes ou inaptitudes, mérites ou démérites, effort ou découragement ne sont pas des critères suffisants pour justifier des inégalités. Ainsi, 43% pensent que « les chômeurs qui ne cherchent pas activement un emploi » devraient malgré cela conserver leur indemnité de chômage (p. 274). - [28]C’est l’un des grands enseignements de D. Ricardo, dans ses Principes de l’économie politique et de l’impôt (1817), trad. fr., Paris, Flammarion, 1992.
- [29]L’expression est de J. Schumpeter, qui conçoit l’économie capitaliste comme un « processus de destruction créatrice » (Capitalisme, socialisme et démocratie, op. cit., chap. 7).
- [30]Sur les vertus de la concurrence dans histoire des civilisations et sur ses rapports au progrès technique, on consultera l’ouvrage incontournable de D. Cosandey : Le Secret de l’Occident. Vers une théorie générale du progrès scientifique (1997), Paris, Flammarion, 2007 ; ainsi que la lecture que nous en avons proposé dans Le Philosophoire, 30, 2008.
- [31]L’économiste français F. Bastiat a montré, avant Hayek, quels sont les mécanismes par lesquels l’économie administrée par l’Etat engendre fatalement des effets pervers à tous les niveaux. En voulant établir des rapports justes et fraternels entre les hommes, l’État appauvrit tout le monde et crée, sans le vouloir, d’innombrables injustices – voir par exemple Justice et fraternité (1848), in Pamphlets, Paris, Les Belles Lettres, 2009. Pour l’enrichissement de tous et les progrès de l’égalité, la solution qu’il préconise est d’encourager l’initiative individuelle et de généraliser la libre concurrence. Sur le même sujet, on lira W. Lippmann, La Cité libre (1937), Paris, Les Belles Lettres, 2011.
- [32]Pour une vue synthétique de ces problèmes, de leurs origines historiques, de leurs mécanismes et des possibilités de solution, on pourra consulter J.-M. Daniel, Le socialisme de l’excellence. Combattre les rentes et promouvoir les talents, op. cit. L’auteur, historien de l’économie, montre comment les rentes génèrent des injustices sociales, et pourquoi un « socialisme » authentique devrait s’y attaquer plutôt que de les conforter et de les multiplier. On complètera cette lecture par Ricardo, reviens ! Ils sont restés keynésiens, Paris, Bourin, 2012, du même auteur.
- [33]Les auteurs auxquels il se réfère ne sont pas des historiens de l’économie ou des sociologues, mais plutôt des acteurs de la vie politique et intellectuelle. Des penseurs comme Sauvy et surtout Fourastié, qui devraient être ses adversaires principaux, ne sont même pas mentionnés, pas plus que Ricardo, Schumpeter ou Lippmann (les deux derniers sont évoqués une fois, sans qu’il soit fait référence à leurs thèses essentielles).
- [34]Ne pouvant dresser une liste complète des références pertinentes sur ce sujet, nous nous contentons de mentionner deux textes classiques : E. Burke, Réflexions sur la révolution de France (1790), Paris, Hachette, 1989 ; J. Necker, Réflexions philosophiques sur l’égalité (1793), Les Belles Lettres, 2005.
- [35]B. Pascal, Pensées (n°358 de l’éd. Brunschvicg ; n°557 de l’éd. Sellier).
- [36]Nous employons le terme de « démocratie » dans son sens étymologique : le pouvoir du peuple. Plus le peuple a d’influence sur les institutions publiques et les corps de l’État, plus la démocratie s’approfondit. Elle est une question de degrés, car un peuple n’est jamais tout à fait omnipotent ni impotent. Dans le sens où nous l’entendons, elle est moins une affaire politique ou constitutionnelle qu’une réalité sociale, car le pouvoir du peuple ne se mesure pas qu’aux institutions démocratiques officielles. Nous appelons démocratisme l’idéologie réclamant toujours plus de démocratie, c’est-à-dire aussi toujours plus d’égalité. Outre les ouvrages classiques alertant sur les dangers du processus de démocratisation avancé, on trouvera une belle synthèse des problèmes en jeu dans l’ouvrage de D. Schnapper, La démocratie providentielle. Essai sur l’égalité contemporaine (2002), Paris, Gallimard, 2010.
- [37]« Quand on a dit aux hommes, vous êtes tous égaux, remarquait Necker peu après la Révolution française […] ; quand on a détruit […] et les échelons, et les rangs, et les supériorités de tout genre […] c’est vraiment n’avoir aucune idée de la nature de l’homme, que de croire encore à la puissance d’aucune autorité morale […] ; il n’est plus temps d’arrêter personne, chacun veut influer sur le gouvernent, chacun veut sa part du plaisir de commander » (J. Necker, Réflexions philosophiques sur l’égalité, op. cit., p. 45). C’est ainsi que la précieuse République française, à peine fondée, est en proie à tous les dangers du fait de l’exacerbation d’une logique égalitaire, qui était d’abord tout à fait légitime légitime : « l’égalité absolue amène fatalement un despotisme aveugle et sans freins » (p. 69).
- [38]C’est ce qu’il appelle la « circulation des élites » (voir son Traité de sociologie générale (1912), Genève, Droz, 1968).
- [39]La littérature décliniste est très abondante depuis un siècle. Quand Spengler écrit Le déclin de l’Occident (en 1914), l’idée est déjà dans tous les esprits. La victoire des alliés en 1945 puis les Trente glorieuses ont décrédibilisé le thème du déclin, qui revient aujourd’hui en force, bien logiquement. On pourra lire avec profit Le Philosophoire n° 36, qui porte sur cette question.
- [40]La démagogie, qui étend de plus en plus son empire en France, est le signe manifeste que le pouvoir du demos croît dans des proportions significatives. La démagogie est le vrai visage de la démocratie parvenue à maturité. Sur le règne de l’opinion publique et ses conséquences, on peut lire, outre les classiques de la sociologie comme Le Bon (La psychologie des foules) et Tarde (L’opinion et la foule), J. Ellul, L’illusion politique, op. cit., et J. Julliard, La reine du monde. Essai sur la démocratie d’opinion, Paris, Flammarion, 2009.
- [41]G. Vico, La science nouvelle (1722-1744), Paris, Fayard, 2001, p. 485. L’auteur défend, dans cet ouvrage désormais classique, une théorie cyclique des civilisations qui, sur bien des points, recoupe les quelques indications données dans cet article à ce sujet.
- [42]Pour des explications plus ciblées du retournement de la démocratie en autocratisme, on pourra lire La plèbe et le prince, de l’historien romaniste Z. Yavetz. Certains contemporains de la Révolution française, comme E. Burke ou J. Necker, ont également bien mis en valeur les mécanismes de ce retournement. Pour une compréhension à la fois historique, sociologique et psychologique du phénomène, l’œuvre de G. Le Bon est indépassable (voir ci-après, dans ce volume, la recension que l’on consacre à son sujet). J. Ortega y Gasset en reprend les thèses dans La révolte des masses. Dans Capitalisme, socialisme et démocratie, J. Schumpeter montre comment un régime de liberté en arrive de lui-même à se saborder pour donner naissance à un système totalitaire. Plus récemment, G. Hermet tente à son tour de comprendre comment l’idéal égalitaire vire à la dictature, dans Le peuple contre la démocratie ; tandis que N. Postman montre que le consumérisme de masse prépare un totalitarisme indolore, dans Se distraire à en mourir. L’ouvrage le plus classique sur la question reste le Discours sur la servitude volontaire, de La Béotie ; sans oublier les œuvres de Vico et de Tocqueville. La bibliographie en fin d’article contient d’autres références éclairantes.
- [43]Alain, Vigiles de l’esprit, Paris, Gallimard, 1942, p. 10.
- [44]Parmi une littérature désormais abondante sur le sur sujet, on pourra consulter J. Carbonnier, Droit et passion du droit sous la v e République, Paris, Flammarion, 2010 ; et La société au risque de sa judiciarisation (colloque de 2007 sous la direction de F. Rouvillois), Litec, 2008.
- [45]Trop d’intellectuels et de philosophes ont aujourd’hui l’impression de vendre leur âme au diable en en s’intéressant de près aux mécanismes économiques… La crainte étant de « soumettre le politique à l’économique ». Pourtant, s’instruire n’a jamais empêché quiconque de bien penser, ni même de bien agir.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire