Ce qui arrive à la France, arrive avant tout dans le monde entier. Pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, le monde a appuyé sur "Pause". Volontairement. Entraînant probablement la plus grave crise depuis la seconde guerre mondiale. Plus grave que la crise de 2008, que le 11 septembre 2001, et que toutes les crises de ces dernières décennies.
Les réseaux sociaux se déchaînent : il aurait fallu faire ceci, ne pas faire cela, à propos de masques, de dépistage, de confinement, de traitements, de chloroquine, d'hôpitaux, de mondialisation, que sais-je... Sous le coup de la colère, du doute, de la peur, de l'incompréhension, parfois de la haine, certains se mettent à croire à des complots invraisemblables, beaucoup partagent des posts dont on se demande si les auteurs sont plus attristés ou, au contraire, ravis de souffler sur des braises et attiser un incendie dont ils espèrent un bénéfice.
Une première évidence me frappe : il est tellement aisé de critiquer ceux qui agissent. Surtout quand les décisions :
- sont prises dans l'urgence, sous une pression maximale,
- impliquent des millions de personnes, des millions d'entreprises, toutes dépendantes les unes des autres,
- intègrent des milliers d'inconnues évoluant en permanence,
- et surtout, bouleversent les organisations, les mentalités et les priorités encore en vigueur il y a seulement 3 semaines, et les bouleversent à un niveau qui n'avait pas été atteint depuis la dernière guerre mondiale.
En 1968, la grippe de Hong-Kong fit 1 million de morts (environ 30.000 en France), sans que grand monde ne s'en alarme à l'époque et ne s'en souvienne aujourd'hui. 32 millions de personnes sont mortes du sida. 32 millions. Aujourd'hui, la faim dans le monde provoque 25.000 morts par jour. Par jour. Sans émouvoir les foules. Comment anticiper qu'un nouveau virus, à peine franchi le cap de quelques dizaines de milliers de morts, provoque un émoi, un choc planétaire tel que le monde semble aujourd'hui suspendu ?
Dans chaque pays, il y a eu un instant de basculement : en France, qu'aurait-on pensé d'une décision de confinement prise début mars, entraînant, de fait, interdiction de manifester, report des municipales ? Beaucoup auraient dénoncé une manipulation politique, l’instauration d’une dictature. Je crois que j’en aurais fait partie. A peine une dizaine de jours plus tard, on a assisté à un déchaînement de reproches dénonçant une décision de confinement trop tardive, à coup de #ilssavaient aux relents complotistes.
J'entends partout : "Où sont les masques, les tests, le PQ et les pâtes ?" Mais est-il possible de contrer toutes les calamités aléatoires se produisant une fois par siècle ? Cela aurait pu être une nouvelle version plus meurtrière du HIV, un astéroïde frappant la Terre, une espèce de sauterelles mutantes anéantissant les récoltes du monde entier, une algue empoisonnant l'eau potable, que sais-je?
Cela aura été un virus respiratoire, donnant raison aux experts qui avaient alerté dans ce sens... et tort aux experts défendant d'autres scénarios. Qu'aurait-on fait de respirateurs artificiels, face à une crise issue d'une épidémie non-respiratoire, représentant une large part des problèmes sanitaires des 40 dernières années : Sida, Ebola, Chikungunya, "vache folle"...? Aurait-on crié à l’incurie et au gaspillage d’argent public ? Probablement, si l'on se souvient du lynchage ayant suivi la commande de milliers de vaccins prévus pour face au H1N1, au cas où...
Oui, il était certain qu'une pandémie majeure arriverait tôt ou tard. De la même façon qu'il est certain qu'un astéroïde frappera un jour la Terre, qu'une centrale nucléaire finira par exploser, qu'une catastrophe climatique est en cours, que les ressources naturelles s'épuisent, et que le Soleil s'éteindra un jour.
Mais il y a 6 mois, qui pouvait prédire comment cette maladie frapperait : avec quel mode de transmission, nécessitant quel type de traitement d'urgence ? Quels moyens préventifs raisonnables pouvaient être anticipés, quand on sait que le besoin actuel de la France en masques, uniquement pour le personnel médical et assimilé, dépasserait 250 millions par semaine ? Et s'il y a eu une défaillance du système de prévention sanitaire, quelle en serait la raison ?
La réponse apparaît en grossissant le trait : qui aujourd'hui est prêt à dépenser des milliards pour anticiper la chute d'un astéroïde, pourtant certaine sur le long terme ? Pourquoi laisse-t-on mourir de faim 25.000 personnes par jour ? Qui soutient, aujourd'hui, les vraies mesures qui s'imposeraient contre le réchauffement climatique et la destruction des écosystèmes, dont l'impact sur le long terme sera pourtant bien pire que le Covid-19 ?
Regardons-nous en face : contre quels risques, à partir de combien de morts, à quel coût préventif, l'humanité souhaite-t-elle s'assurer ? Gouverner c’est prévoir, certes. Mais jusqu’où et à quel prix ?
Les gouvernements ne sont pas des Dieux tout-puissants capables de nous préserver de toutes les calamités. C’est une réalité que nos sociétés modernes avaient presque oubliée.
Anticiper, c'est toujours facile, après coup.
Et une fois la crise survenue, les décisions ne peuvent que consister à choisir parmi des "mauvais choix", en tentant de deviner le moins mauvais, sur la base de données incertaines. Il y aura toujours, après coup, quelqu'un pour dire "on aurait pu faire mieux, c'était pourtant évident".
Aucun pays ne pourra affirmer avoir été parfait dans la gestion de cette crise. La France ne l'a pas été, pas plus le gouvernement (en particulier sur la communication) que l'ensemble des organisations impliquées, ou que les français eux-mêmes : en janvier, quelle majorité de français était prête à considérer cette nouvelle alerte plus grave que celles, très proches, du SRAS, du H1N1 ou du H5N1 des années précédentes, sur la base des informations communiquées alors par la Chine, dont il s’avère aujourd’hui qu’elles étaient fausses ? En février, quelle majorité aurait soutenu l’arrêt quasi-total du pays, l’interdiction des manifestations, au cas où ?
Il n'en demeure pas moins que parmi les pires réactions, les pires gestions, les pires mensonges, on relèvera sans surprise les leaders populistes, arrivés récemment au pouvoir, et portés par cette vague de remise en cause des "élites". Alors, oui, pour ne citer que les principaux, j'ai bien plus confiance aujourd'hui en la France qu'en Trump aux USA, Bolsonaro au Brésil, ou Boris Johnson en Grande-Bretagne...
Et, oui, j'ai plus confiance en la parole des institutions, que ce soit celle des médias appliquant une réelle charte journalistique (impliquant, entre autres, une vérification des sources), celle des autorités, médicales, gouvernementales ou économiques, que celle des youtubeurs, instagrameurs, des médias "alternatifs" remplies de vérités "alternatives", de mon voisin gilet jaune ou qu'un ami de mon oncle qui connait un mec dont la sœur est médecin.
Il ne s'agit pas de faire taire quiconque : il s'agit de pondérer la crédibilité de chacun, non en fonction de ce qui conforte nos opinions, nos peurs ou nos espoirs, mais avec une authentique recherche d'objectivité.
Dans une crise comme celle-ci, il est irresponsable de profiter de la confusion pour ajouter, à dessein, encore plus de confusion.
Profiter de la situation pour se complaire, se vautrer dans la critique systématique, crier à l'assassin, au complot, faire le choix éditorial délibéré de ne voir que le négatif afin de servir les petits combats politiciens franco-français habituels, relayer les théories fumeuses de profiteurs ou d'illuminés opportunistes, c'est pathétique, déplorable, irresponsable.
Il ne s'agit surtout pas de renoncer à améliorer le monde, à toute critique constructive et honnête, ou à ne pas tirer de leçons de ce que l'avenir révélera avoir été des erreurs. Il s'agit, face à une crise historique et planétaire, de ne pas se laisser emporter par la panique, l'exagération opportuniste, les raisonnements simplistes, le fatalisme, les aboiements de circonstance, les divisions délétères... de ne pas mettre de bâtons dans les roues d'une charrette en se plaignant qu'elle n'avance pas.
Il s'agit de reconnaître que blâmer les dirigeants face à cette crise, c'est parfois justifié, mais c'est aussi un raccourci commode, qui permet de s'affranchir de notre propre responsabilité, individuelle et collective, et d'éluder certains aveuglements. Car, oui, il est commode, rassurant, de penser qu'il suffirait de limoger quelques incompétents pour tout améliorer, ou continuer à croire à l'utopie d'un état-providence capable de nous protéger de tout.
Des leçons à tirer, il y en aura, c'est certain. Par exemple celle-ci : nous avons bien trop souvent besoin d'attendre qu'un événement devienne dramatique pour réagir, et se lamenter après coup. Ce n'est pas (seulement) la responsabilité des gouvernements. La plupart des gouvernements sont élus, et donc impuissants s'il n'y a pas une majorité pour soutenir leurs décisions.
Au lieu de s'indigner après coup d'un manque d'anticipation contre une maladie aléatoire qui vient de nous frapper (certes disruptive, mais à relativiser face à d'autres fléaux du passé ou même du présent, et dont il ne fait aucun doute que nous en viendrons à bout comme de toutes les pandémies précédentes), ne serait-il pas temps de prendre conscience, avec bien plus de réalisme, des autres menaces, parfaitement identifiées, et aux effets bien plus dévastateurs à long terme qu'un simple virus ?
Cela nous évitera peut-être dans 20 ans de nous lamenter sur les effets meurtriers d'un climat devenu incontrôlable, de ressources naturelles épuisées, d'une surpopulation ingérable, d'un écosystème à l'agonie.
Et s'il fallait un message politique, je me permets celui-ci : espérons que cette crise ne nourrira pas la gangrène des nationalismes et populismes égoïstes. Tachons d’œuvrer afin que l'humanité sorte de cette crise plus sage, plus solidaire, valorise davantage la coopération plutôt que la division, en réalisant que, désormais, l'avenir de l'homme est plus que jamais une question planétaire, et non une affaire de défense individuelle des nations.
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